jeudi 8 mai 2014

Gérard Manset : “Je suis fait de 50 % de tristesse et de 50 % de sagesse” (Télérama)


Il voyage en solitaire depuis longtemps. Discret, voire caché, Gérard Manset a toujours refusé de s'exposer, sur scène ou sur les plateaux télé. Son œuvre, depuis la fin des années 60, fait le bonheur d'un public fervent qui ne trouve ailleurs la fragilité du chant, l'écriture au long cours, l'intensité de ses chansons épiques, parfois généreuses, souvent fâchées avec le genre humain.

L'auteur-compositeur natif de Saint-Cloud, écrivain, photographe et peintre à ses heures, est aussi un voyageur en quête perpétuelle d'un monde d'émotions préservées. Depuis La Mort d'Orion (1970), son ambitieuse œuvre de jeunesse, Manset l'effacé, 68 ans, s'est imposé avec ses standards ultérieurs (Y a une route, Lumières, Matrice, Revivre…) comme une référence pour initiés et au-delà.

Car si Il voyage en solitaire (1975) demeure son unique succès populaire, sa plume est depuis quelques années très sollicitée. Raphael, Birkin, Gréco et, bien sûr, Bashung ont fait appel à cet orfèvre obsessionnel à l'ego bien dimensionné. A l'heure où paraît Un oiseau s'est posé, double album de ses classiques revisités, l'occasion était trop belle pour ne pas tenter de cerner cet artiste phare et rare.

G. Manser photo DR
Que signifie un projet comme Un oiseau s'est posé ?
Je suis celui, en France, qui a eu le contrat le plus long avec EMI : une quarantaine d'années, dix-neuf albums publiés. Lorsqu'il a été question de resigner il y a cinq ans, le métier n'était plus le même. Les téléchargements et le streaming, cette dérive où l'on donne tout à tout le monde, contre laquelle je me suis battu, tout ça me fatiguait beaucoup. J'aime les choses codées, que l'auditeur ait un effort à faire. Les gens d'EMI étaient peut-être aussi fatigués de travailler avec un type qui ne fait pas de scène, qui refuse les télés.

Ma position était ferme, mais ils remettaient ça sur le tapis. Ma volonté de ne pas jouer le jeu, grisante, valorisante un moment, ne l'était plus. Il n'y a pas eu rupture, mais usure. J'aurais pu en rester là. Mais, chez Warner, j'ai rencontré une équipe qui acceptait mes silences, mes obstinations, mon travail marginal, mes « obscurcissements » artistiques. On a décidé que le premier album serait fait de reprises d'anciens titres. Une revisitation.

Comment avez-vous procédé ?
Je devais donc rejouer les morceaux avec des musiciens, live en studio. Et ça a évolué vers de belles rencontres. Axel Bauer m'a proposé Celui qui marche devant, extrait de l'album de 1972 que je n'ai jamais voulu rééditer à cause du son… Avec Paul Breslin, mon guitariste américain, on a adapté Il voyage en solitaire en anglais, que l'on chante en duo. J'ai également repris Manteau jaune, titre rock écrit pour Raphael, qui en a fait une ballade douce et somnambulique. Et je lui ai demandé de chanter Toutes choses avec moi. J'adore l'écart entre ma voix âgée et la sienne, très juvénile. Parfait pour chanter « Toutes choses… se défont. »

Vous avez exhumé votre premier titre, mythique, de 1968, Animal on est mal…
L'idée est du groupe belge dEUS, à qui j'ai proposé une collaboration. Je m'attendais à ce qu'ils choisissent un titre un peu costaud, mais ils ont préféré celui-là ! Du coup, c'était moi qui étais mal. Je ne tenais pas à me le recoltiner. Mais j'ai trouvé leur version épatante, très fraîche, pop dans le bon sens du terme, presque rose !



A l'arrivée, vous ressentez quoi ?
Un bonheur indescriptible. J'en ai les larmes aux yeux. Personne ne peut l'évaluer, parce que mon matériel est si particulier, hypnotique et psychanalytique. C'est pour cela que ceux qui me suivent gardent la chose pour eux. Leur rapport à mes albums est de l'ordre de l'intime. Je parle peu à la presse, rarement à la radio, jamais à la télé. Je ne réécoute pas ce que je fais. Mes chansons s'accumulent et le temps passe. Avec cet album, le Manset de 2014 peut phagocyter le Manset de 1994, 1984, 1982. Je suis aux anges.

Je me trouve face à deux cents chansons, paroles et musiques, dont une trentaine qui n'ont pas d'équivalent. Manset est un phénomène musical à part. Lumières, ce n'est pas du Cabrel. Chez lui, il manquerait ce texte qui fait basculer la chanson dans une autre dimension, presque clinique. Là, j'ai rejoué Lumières en direct, à la guitare sèche, un peu comme j'avais refait Comme un Lego…

Vous aviez besoin de vous réapproprier ce titre offert à Alain Bashung ?
Alain lui-même n'était pas satisfait de sa version, qu'il n'a chantée, malade, qu'une fois. Mais ce n'est pas la voix le problème, c'est la production. Trop lisse, trop léchée. Je suis de la vieille école, j'aime que tout bouge, tel un bateau ivre. Une chanson, c'est du modelage, comme en sculpture. Chez Rodin, on voit les traces de doigts et de pouce.

Longtemps, Bashung avait ses propres auteurs. Je ne voulais pas marcher sur leurs plates-bandes. Mais j'ai eu de la chance. Quinze ans plus tôt, je n'aurais pas été aussi fasciné par le bonhomme. J'ai admiré son éthique, ce monde qu'il s'était construit, tel un homme-araignée, avec sa toile. Il était lent, exigeant, impressionnant. En même temps, Bashung était un des rares artistes français à pouvoir faire passer un côté inabouti. Tout comme il parvenait à enrichir et modifier ses chansons sur scène.


Comme Bob Dylan qui n'arrête pas de défaire et déconstruire ?
C'est une grande douleur, un poinçon dans le cœur, d'imaginer qu'on fait le même métier que les Anglo-Saxons. Eux ont tous les droits, ils ont une langue très musicale pour eux, des musiciens d'instinct, une sorte d'éternelle décontraction juvénile. Notre handicap vis-à-vis d'eux est incommensurable. Sauf quand on s'appelle Brel, Brassens, peut-être Cabrel, et qu'on est un véritable auteur qui utilise la langue française. Mais alors on est plus proche du troubadour ou du ménestrel.

On n'aura jamais un John Lennon chez nous. Ce n'est pas une histoire de talent. Beaucoup d'Anglo-Saxons ne chantent pas juste, ont la voix qui déraille. Mais ça participe à l'ensemble, à la particularité sonore. La même chose en français ferait pratiquement vomir. C'est cruel, mais c'est ainsi.

Cela n'explique pas votre éternel refus de vous produire sur scène…
On oublie que la scène, à mes débuts, c'était Dalida et Claude François. Soit, pour quelqu'un de sensé, quelque chose d'assez repoussant. J'ai été agressé par cette époque à paillettes. Que la musique soit réduite à ça m'a traumatisé. Il n'était pas question de m'apparenter à ces chanteurs. J'ai d'ailleurs gommé très tôt le mot « chanteur » de mon vocabulaire dans mes entretiens. Auteur-compositeur, oui. Interprète aussi. Mais pas chanteur. On a une langue riche, il faut appeler un chat un chat.

Il y avait également Ferré à l'époque, non ?
Ferré comme Brel avaient un besoin de mettre leurs tripes en avant. Mais c'est un autre métier. Celui de l'impudeur. Les personnes qui m'aiment en privé, je n'ai pas envie de les voir s'emballer, m'applaudir toutes ensemble. J'ai horreur des mouvements de foules. J'aime la relation individuelle. Ce que je chante n'est pas compatible avec le collectif.

Vous étiez plutôt porté sur le dessin. Vous auriez pu devenir peintre ?
Oui, si j'avais trouvé un enseignement digne de ce nom, c'est-à-dire les Beaux-Arts d'avant 1968, avec dix heures d'Académie et de peinture à l'huile par jour, et l'exigence. La peinture, ça ne s'improvise pas. A moins d'être Gauguin. Quand on est vraiment possédé, on peut faire fi de la technique. Peut-être est-ce ce qui m'est arrivé avec la musique. J'étais tellement habité par un désir de création que j'ai pu m'en passer.

Comment êtes-vous devenu ce musicien qui impose ses règles ?
A Saint-Cloud, j'ai eu des parents qui m'adoraient, un frère aîné éminemment respectable, brillant, que j'ai toujours admiré… Moi, je suis le petit mouton noir. D'emblée, je me suis auto-flagellé, avec le sentiment d'être humilié en permanence, même si c'était en partie infondé. Entre 5 et 8 ans, j'étais à la fois très sûr de moi et très solitaire. Pas inquiet, mais dans l'interrogation de tout. Un enfant plus fragile, plus frileux, plus curieux que les autres. Cet enfant-là n'a pas grandi. C'est le même qui vous parle aujourd'hui.

A 14-15 ans, j'ai ramassé une guitare et me suis retrouvé dans des soirées du 16e, à me faire draguer par des filles qui ressemblaient à Sylvie Vartan. Submergé par ma libido, je suis devenu alors moins renfermé, plus fréquentable, plus décontracté. Mais sans savoir à quoi me destiner. J'avais fait des études médiocres, alors, je suis entré aux Arts déco, et j'ai commencé à bricoler de la musique avec un copain, Malek. On a fait des chansons. Ça a donné Animal on est mal. Le titre marche. J'ai joué le kakou devant le président d'EMI en lui disant que je savais tout faire. J'étais convaincant, j'imagine, puisque j'ai signé un contrat qui me donnait la maîtrise de tout.

Cette responsabilité m'a assommé. Alors je m'y suis mis. J'étais assez imbu de ma personne pour refuser de me conformer aux schémas tout faits. Je n'ai pas fait un système d'Animal on est mal, mais j'étais intrigué par ce texte tombé du ciel, écrit en quinze minutes. Même si je dessinais très bien, l'inspiration ne venait pas. Je me suis alors mis à composer La Mort d'Orion, et là, ça a déferlé, ça a reflué du passé, du Moyen Age, du futur, du contemporain, de partout. Je suis soudain devenu un tube, un récepteur à idées, et ça n'a pas cessé depuis. Un mystère.



Aucun artiste ne vous a directement influencé ?
Je n'ai jamais rien écouté pour l'imiter ou m'en inspirer. C'est l'écriture, le texte qui m'ont porté. Et la mélodie. La plupart des auteurs respectables comme Brel ou Ferré n'ont pas de mélodies, ils déclament ou récitent de l'alexandrin. J'ai un réflexe qui, dès que je m'enlise ou m'égare, me rappelle à l'ordre musicalement.

J'ai écouté les Beatles il y a longtemps, mais, depuis La Mort d'Orion, rien. Parfois, je tombe sur un titre qui m'émerveille, comme Losing my religion, de REM. Alain Souchon a écrit des choses d'une incroyable beauté. Je pense à 8 m2, sur la prison. Et puis Foule sentimentale, sublime, avec ce riff de piano. Souchon, c'est peut-être celui dont je me sens le plus proche.

Vous niez l'influence des autres… Pourtant, vous avez eu des chocs culturels. La culture a donc des vertus ?
Les vertus de la culture… c'est beau. Je me suis pris des auteurs comme Zola ou Nerval dans la gueule, tard, par hasard. Sur l'étal d'un libraire, on est attiré par un livre. Ou bien c'est un ami qui vous conseille. Mais je ne pense pas que ça influence ma création. En revanche, c'est réconfortant.

Comme Aladin qui voit jaillir le génie de sa lampe, Nerval m'est apparu comme une évidence, il était là subitement, vivant. Il me disait : « Gérard, tu n'es pas tout seul. » Quand je lis Les Filles du feu, il monte l'escalier, je monte avec lui. Il revoit sa petite copine, je revois ma petite copine. J'ai trouvé dans Nerval tout ce que je ressentais, tout ce que j'avais vu. Le contraire de tout ce que l'on m'avait dit. Avec Gauguin, pareil.

En réalité, rien ne m'appartient. Je suis habité. Ces créateurs m'ont nourri, à mon insu, depuis tout petit. Comme si j'étais un conduit, imprégné d'eux. Mes préoccupations sont les mêmes, ce souci de se tenir à l'écart des conventions sociales, du mensonge omniprésent. Ce qui est fantastique dans la littérature, c'est cette trace d'éternité.

Trace d'éternité que vous recherchez aussi dans vos voyages
Enfant, chez ma grand-mère, je faisais des kilomètres en bord de Marne pour pêcher, seul. Je finissais par connaître chaque trou, dans un parcours très précis, comme un rituel. C'est ce qui a inspiré tous mes voyages… Chaque fois que je marchais, en Inde ou au Nicaragua, je me disais que le panorama, la colline, le bosquet au bout de la route cachaient quelque chose que je voulais découvrir. Je renouais avec ce que j'avais connu enfant, en marchant avec ma goujonnière. J'étais tellement heureux, même quand j'étais triste, ce n'est pas incompatible.

S'il n'y a pas de violence physique, on peut se sentir très bien, même avec l'impression d'être mal fagoté, d'être un paria. Chez ma grand-mère, c'était la liberté absolue. On ne me menaçait de rien. On aimerait que tous les enfants connaissent la même quiétude aujourd'hui, la même compréhension. Il n'y avait pas cette course à la culture, à la réussite, à la performance. Cette surveillance constante… Peut-être étais-je dans une bulle ? Je considère comme un privilège d'être né avec ce souci de ne rien vouloir changer. De rendre le monde, à ma mesure et dans les limites de mes possibilités, immuable.

Vous avez une vision très noire du monde et de la société…
Je suis fait de 50 % de tristesse et de 50 % de sagesse. L'ombre et la lumière. A partir du moment où je me suis mis à m'exprimer en chanson, la création a été instantanée : le texte vient en un quart d'heure, la chanson se boucle dans la matinée. Entrez dans le rêve, comme d'autres, ont été dictées par mon subconscient. Parfois, le propos est terrible. Camion bâché évoquait le drame de ces pères qui ne voyaient plus leurs enfants après une séparation. A l'époque, j'avais des enfants en bas âge.



Entrez dans le rêve, votre profession de foi, s'oppose plus que jamais à la dictature actuelle du « entrez dans la réalité »…
C'est le grand mal de l'époque, cette transparence idiote. Le monde était bien plus beau quand les choses n'étaient pas dites, et que chacun était libre de subodorer, de supposer, d'interpréter, avec maladresse ou pas. Pour, devenus adultes, se confronter sur la pointe des pieds avec une subjective réalité.

Que représente Il voyage en solitaire pour vous ?
Je n'aurais jamais imaginé que cette chanson serait imperméable au temps. C'est peut-être une des seules, populaires, intelligibles de prime abord, qui résume aussi bien le parcours d'un artiste. Il y a des succès que certains traînent comme un boulet toute leur vie ; moi, il m'accompagne. Comme une niaiserie, une sorte de faiblesse, de légèreté, belle surtout à cause du piano. « Et voilà le miracle en somme, c'est lorsque sa chanson est bonne. » Ces paroles sont tellement bêtes et gentilles en même temps. Tout le monde peut pondre et chanter Il voyage en solitaire.

Et votre voix, vous l'aimez ?
Je ne saurais dire. Elle était médiocre, je l'ai améliorée. Certains sont mauvais et le restent. Moi, je peux me targuer, avec mon phrasé et grâce à des textes signifiants, d'être devenu un interprète correct. Expressif.



Gérard Manset en quelques dates

1945 Naissance à Saint-Cloud.
1964 Entre aux Arts déco.
1968 Animal on est mal, premier 45-tours.
1970 La Mort d'Orion, concept album.
1975 Il voyage en solitaire, énorme succès.
1989 Matrice.
2007 Les Petites Bottes vertes, roman autobiographique.
2008 Quatre titres (dont Comme un Lego), sur Bleu pétrole, de Bashung.
2012 La chanson Revivre illumine une séquence du Holy Motors de Leos Carax.


Rencontre | Gérard Manset sait s'imposer sans s'exposer. L'auteur-compositeur discret mais très sollicité sort un double album de ses classiques revisités. Entretien.

le 29/04/2014

Propos recueillis par Hugo Cassavetti - Télérama n° 3354

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