lundi 16 juin 2014

Où sont les jazzwomen? La chercheuse Marie Buscatto a enquêté. (L'Humanité)

Malgré leur succès croissant, mis en lumière par Jazz à Saint-Germain-des-Prés et Jazz'Hum'ah notamment, les femmes du jazz peinent à obtenir la reconnaissance qu’elles méritent. Interview avec Marie Buscatto, auteure de l’édifiant livre "Femmes du jazz"

Fara C. L'Humanité, le 1er juin 2014
  
Le bilan de l’édition 2014 de Jazz à Saint-Germain-des-Prés confirme, année après année, le succès des femmes artistes que ce festival s’attache à mettre à l’affiche : concerts à guichets fermés (ou quasiment) pour Tricia Evy, Kellylee Evans, Sofie Sörman, Youn Sun Nah, Eliane Elias, Natalia M. King… De même, les rencontres publiques programmées et animées par Helmie Bellini (voir vidéo ci-dessous), par ailleurs talentueuse chanteuse, ont pour la plupart rempli la salle mise à disposition dans le cadre d’un partenariat par le café Les éditeurs.

Nous avions observé un engouement similaire lors de l’édition 2013 de Jazz'Hum'ah à la Fête de l’Huma, pour les prestations scéniques d’Airelle Besson, Anne Paceo, Elise Caron, Laïka, Macha Gharibian, Géraldine Laurent…

Pourtant les « jazzwomen » de talent n’obtiennent pas autant de travail, ni la même médiatisation, que leurs homologues masculins. Marie Buscatto, chercheuse au CNRS et auteure du riche et captivant ouvrage « Femmes du jazz » (1), nous livre sa réflexion sur cette discrimination, surprenante en un secteur pourtant réputé comme ouvert d’esprit.


Fara C. :  Au sein du milieu très majoritairement masculin du jazz, quelle réalité recouvre la marginalisation des ‘jazzwomen’ vivant en France ?
Marie Buscatto : Mon enquête ethnographique, menée dans le monde du jazz français entre 1998 et 2010, m’a effectivement permis d’identifier la marginalisation des femmes chanteuses et instrumentistes. Non seulement les femmes musiciennes de jazz sont peu nombreuses – 8% environ. Mais surtout, même les plus reconnues sur le plan musical ne réussissent guère à en vivre et à se maintenir de manière pérenne dans la création musicale, comparativement à leurs collègues hommes. Cette situation est la même pour les chanteuses, très majoritaires dans leur activité (65% des chanteurs sont des femmes !) que pour les femmes instrumentistes (4% des instrumentistes sont des femmes).

Fara C. :  Nombre de femmes officiant dans le secteur du jazz ont maintes fois constaté que leurs homologues masculins se considèrent comme peu conformistes et ne pensent pas avoir de comportements discriminatoires envers les femmes. Comment expliquer ce paradoxe ?
Marie Buscatto : Je pense que, comme dans les autres sphères sociales – école, familles, loisirs ou travail – des sociétés contemporaines, le plus souvent les hommes et les femmes ne se comportent pas volontairement de manière discriminatoire. Leurs comportements discriminatoires se mettent en place « naturellement », dans l’interaction, sans volonté explicite de discriminer, mais en lien avec des normes sociales et des habitudes de vie qui participent à construire l’exclusion de certaines par rapport à d’autres. Dès lors, être ‘a priori’ plutôt ouvert, tolérant, curieux ou atypique ne protège pas les personnes travaillant dans le jazz de comportements discriminatoires qu’ils ou elles mettent en place de façon souvent involontaire. Même quand ils ou elles en sont informés, ces comportements sont si intégrés dans leur vie quotidienne qu’ils sont très difficiles à contrecarrer, sauf à en faire une priorité personnelle.


LES FEMMES INSTRUMENTISTES : MOINS DE 4% DES ARTISTES JAZZ EN FRANCE


Fara C. :  Alors que les femmes effectuent en général des études brillantes (y compris dans les écoles de musique), vous rappelez, dans votre livre (page 125), que les femmes instrumentistes représentent moins de 4% des artistes de jazz français et françaises, tandis que 65% des chanteurs sont des femmes. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Marie Buscatto : La ségrégation horizontale (des femmes plutôt chanteuses, des hommes plutôt instrumentistes) tient d’abord à des socialisations passées – scolaires et familiales notamment - qui définissent le chant comme un art « féminin » et l’instrument comme un art « masculin ». On retrouve cette même ségrégation entre instruments : alors que le piano, la harpe et la flûte attirent un nombre honorable de femmes, ces dernières sont très rares à adopter la batterie, à la contrebasse ou à la trompette. Ces constats sont élaborés dès les premiers cours de conservatoire ou dans les écoles locales de musique, comme le montre superbement le livre récent de Catherine Monnot sur le sujet (2). Tout se passe comme si les imaginaires sociaux et les interactions sociales donnaient un « sexe » aux instruments. Mais, au-delà de ces chiffres, la situation des femmes chanteuses et instrumentistes est très proche : elles sont, comparativement aux hommes, marginalisées du monde du jazz, et ce quel que soit leur niveau de réputation musicale.

Fara C. :  Les jazzwomen ne se heurtent-elles pas à un fonctionnement masculin récurrent dans le jazz ? Exemple frappant : un professionnel a, un jour, énoncé que, selon lui, les femmes ont moins de travail que leurs collègues masculins, par le fait « qu’elles ne restent pas boire un coup après les concerts, alors que c’est un moment-clé, où l’on parle de business et où l’on esquisse des projets »…
Marie Buscatto :
Comme je le montre dans mon ouvrage (1), les femmes sont ici victimes de plusieurs processus sociaux contraires. Tout d’abord, vivre du jazz suppose pour un-e musicien-ne d’être invité-e par des collègues dans leurs groupes de jazz. Or, les musiciens tendent à inviter leurs collègues hommes plus souvent que leurs collègues femmes, car ils se sentent plus à l’aise avec eux, étant plus souvent en relation professionnelle et non-professionnelle avec eux. L’entre-soi est ici privilégié involontairement par les hommes musiciens. Dit autrement, les réseaux sociaux professionnels sont d’abord masculins, peu de femmes y accèdent de façon pleine et entière. Ensuite, les femmes ont plus de mal à se voir reconnaître comme des musiciennes professionnelles du fait de stéréotypes contraires – séduction, maternité, passivité… Les hommes, là encore sans en être conscients, tendent à ne pas voir, en leurs collègues féminines, des professionnelles compétentes, au moins de manière aussi évidente qu’avec des hommes musiciens de même niveau professionnel. Car ils voient d’abord des femmes « séduisantes » ou « indisponibles » pour raisons familiales, ou « manquant d’autorité » et de capacité créatrice… Enfin, en raison de socialisations différenciées dès l’enfance, les modes de fonctionnement relationnel, parfois différents entre femmes et hommes, rendent plus facile pour les hommes de travailler dans un contexte uniquement masculin (où sont alors valorisés affirmation de soi et esprit de compétition) que dans un mode mixte, où l’écoute de l’autre est plus mise en avant par les femmes...

Fara C. :  Néanmoins, les femmes parviennent à créer, dans le jazz…
Marie Buscatto :
Tout à fait. Voire à tenir le haut de l’affiche. Ces pionnières ont su mobiliser des ressources et mettre en place des stratégies de transgression, là encore en partie « naturellement ». Elles savent contrer les stéréotypes « féminins » par leurs comportements quotidiens, elles mobilisent des ressources scolaires, familiales ou amicales qui leur assurent une meilleure insertion dans les groupes de jazz. Certaines construisent, encore de façon très volontariste, des événements, des disques ou des concerts valorisant leurs qualités « féminines »… Ces stratégies sont fragiles et nécessitent des efforts constants de leur part. Mais, pour les plus tenaces, certes rares, elles leur permettent de créer du jazz et de se maintenir dans le jazz français.

« IL APPARAÎT QUE LA CRITIQUE JAZZ EST AUSSI UN MONDE TRÈS MASCULIN »


Fara C. :  Les jazzwomen instrumentistes ne sont-elles pas confrontées à la même discrimination que les femmes cadres d’autres secteurs et, notamment, à un plafond de verre ?
Marie Buscatto :
On peut dire que les obstacles auxquels sont confrontés les femmes instrumentistes de jazz sont très proches de ce que la littérature scientifique repère pour les femmes scientifiques, chirurgiennes, informaticiennes, directrices d’entreprise, financières, policières ou artistes ! C’est ce que nous avions mis en exergue, avec ma collègue Catherine Marry, dans l’introduction du numéro spécial que nous avions codirigé sur le sujet pour la revue « Sociologie du travail » : « Le plafond de verre dans tous ses éclats - La féminisation des professions supérieures au XXe siècle ». Evidemment, les processus sociaux varient selon les contextes professionnels, historiques, géographiques étudiés. Mais c’est bien dans le cumul de processus sociaux contraires au fil des carrières que les femmes peinent à entrer, à se maintenir et à se voir reconnaître dans tous ces mondes professionnels « masculins », cadres certes, mais également techniciens ou ouvriers – conduite de poids lourds, techniciens informatiques... Cela peut d’autant plus nous étonner que les hommes évoluant dans les mondes professionnels « féminins » – infirmières, institutrices, assistantes-maternelles, etc. – bénéficient, eux, de processus sociaux favorables à leur carrière, comme le montre le numéro spécial codirigé sur le sujet avec mon collègue Bernard Fusulier pour la revue « Recherches sociologiques et anthropologiques » (4).

Fara C. :  N’observe-t-on pas des phénomènes similaires pour les journalistes chroniqueuses de jazz ?
Marie Buscatto :
Je viens de terminer une enquête approfondie auprès des hommes et des femmes critiques de jazz. Il apparaît que la critique jazz est également un monde très « masculin ». Non seulement les femmes sont rares, en proportion, à signer des articles ou à réaliser des émissions de radio portant sur le jazz (moins de 10%), mais les femmes présentes y occupent également des positions marginalisées. La faible présence et la relative marginalisation des femmes semblent prendre leur origine aussi bien dans des processus sociaux extérieurs à ce monde (socialisations familiales, sociabilités adolescentes ou rôles parentaux sexués) que dans les modes genrés de fonctionnement de la critique jazz – définition érudite de la « bonne » critique, réseaux sociaux masculins notamment. La critique jazz apparaît alors comme une pratique très « masculine » qui attire, retient et reconnaît, jusqu’à la professionnalisation, les hommes plus facilement que les (rares) femmes qui s’y essaient. Or, confrontées à ces difficultés, propres à leur position de femmes dans un monde d’hommes, celles qui sont critiques « quand même » le font selon deux axes principaux : soit elles bénéficient de ressources propres spécifiques – capital social, familial ou militant -, soit elles s’appuient sur une position professionnelle ou sociale qui les rend autonomes des autres critiques de jazz – journalisme, enseignement, allocations sociales ou patrimoine financier.

Fara C. dans l'Humanité Dimanche, 1 Juin, 2014

BIBLIOGRAPHIE :
(1) Marie Buscatto, « Femmes du jazz » (CNRS éditions, 25 euros, 222 pages).

(2) Catherine Monnot, « Petites filles, l'apprentissage de la féminité » (Autrement éditions, collection Mutations), 17 euros, 192 pages.

(3) Marie Buscatto et Catherine Marry, codirectrices du numéro spécial « Le plafond de verre dans tous ses éclats - la féminisation des professions supérieures au XXesiècle », de la revue « Sociologie du travail » (n° 51, 2009, 170-182).

(4) Marie Buscatto et Bernard Fusulier, numéro spécial pour la revue « Recherches sociologiques et anthropologiques » :
http://rsa.revues.org/1023.

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