vendredi 22 mai 2015

«Granada», la voix catalane de la révolte (Libération)

Rencontre à Barcelone avec la chanteuse Sílvia Pérez Cruz et le guitariste Raül Fernández Miró autour de leur album de reprises engagées, avec la résistance et l’exil pour leitmotiv.

Les claquements des planches à roulettes ne résonnent plus devant le Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB), dans le quartier d’El Raval, qui perd peu à peu son aura de marginalité. A l’approche des élections municipales du 24 mai, le parvis est en travaux, comme une partie de la capitale catalane. Dans une ville où la moindre échoppe de chaussures aspire à faire la couverture d’une revue de design, le côté Formica-chaises en plastique de la cafétéria du CCCB est presque rassurant. C’est là que nous attendent la chanteuse Sílvia Pérez Cruz et le guitariste et producteur Raül Fernández Miró. Elle, longs cheveux et regard rêveur dans sa veste de treillis. Lui, barbe en broussaille, gros pull et teint pâle de l’étudiant qui voit rarement la lumière du jour.






Leur disque commun, Granada (1), est paru en France cet hiver. En Espagne, il a été cité parmi les meilleurs albums de 2014 par les médias et couronné en mars par un disque d’or (20 000 ventes), dans un marché bien plus déprimé et soumis à la piraterie que son homologue français. C’est que Granada a fédéré les fans de rock pointu et les amateurs de chanson d’auteur, tour de force inattendu pour une œuvre aussi exigeante : une cartographie des blessures intimes et collectives en quinze titres dans des répertoires hétérogènes, où les climats d’orage portés par les guitares électriques soutiennent une voix qui passe du murmure au cri.

Sílvia, 32 ans, a fait partie d’une dizaine de groupes avant de se lancer dans une carrière solo en 2011, avec un CD très remarqué, 11 de Novembre. Déjà produit par Raül Fernández Miró, c’était un travail de deuil après la mort de son père, le musicien et historien Càstor Pérez Diz, spécialiste de la habanera, la chanson-témoignage des courants migratoires entre l’Espagne et Cuba, à partir du XIXe siècle. Raül, 38 ans, a enregistré six albums de rock indépendant sous le nom de Refree entre 2002 et 2013, devenant au passage un producteur demandé. Il a récemment réalisé un rêve : entrer en studio avec son idole Lee Ranaldo, guitariste de Sonic Youth, groupe new-yorkais dont on entend l’écho punk bruitiste dans sa musique.

Un fruit et une arme


Granada s’inscrit dans une esthétique éclatée. «Le disque n’a pas un style défini, explique Sílvia Pérez Cruz. J’y chante en six langues. Le fil conducteur est l’émotion que font naître les chansons.» Le champ des références est vaste: la chanson de résistance antifranquiste, le Brésil tropicaliste, les lieder de Schumann, Edith Piaf, Chet Baker, le flamenco… L’édition limitée parue en Espagne recèle d’autres surprises, dont une étonnante version de The Man Who Sold the World, de David Bowie.



Comme son titre le suggère, Granada mêle la douceur et la violence : la grenade est un fruit et une arme. Grenade est aussi la ville de Federico García Lorca et du chanteur de flamenco Enrique Morente, présents sur le disque. Du poète assassiné en 1936, le duo reprend Petite Valse de Vienne dans l’adaptation de Leonard Cohen, Take This Waltz.

Sílvia et Raül-Refree se sont rencontrés en 2005 pour l’enregistrement d’Immigrasons, un disque consacré à un double exil : celui des républicains espagnols vers l’Argentine en 1939, et celui des Argentins fuyant la dictature militaire en 1976. «J’étais codirecteur artistique, note Refree, et c’est un moment clé pour moi qui venais du rock. J’ai vu que je pouvais prendre une chanson populaire, issue d’un autre univers que le mien, et la retourner, l’amener vers un territoire d’avant-garde.» Le disque de 2006 s’achève par le très émouvant Corrandes d’exili, évocation de la Retirada, la fuite à pied vers la France, dans la neige, de 450 000 républicains après la chute de Barcelone, en février 1939.

«Notre envie de retravailler ensemble après Immigrasons provient de Corrandes d’Exili, de l’énergie que dégage cette chanson», explique Sílvia. Repris dans Granada dans une version encore plus dépouillée, le morceau est signé Lluís Llach, une icône de la nova cançó (la chanson catalane engagée) et monument aussi emblématique de sa région que peuvent l’être la Sagrada Familia ou le Camp Nou, le stade du FC Barcelone. Stade qu’il a rempli pour un concert en 1985, comme après lui Bruce Springsteen ou les Rolling Stones : 120 000 spectateurs payants. A 66 ans, Llach ne chante plus. Il est devenu vigneron dans la région du Priorat où il produit un vin réputé, alors qu’il ne boit pas d’alcool. Sílvia poursuit : «Nous avons enregistré une autre chanson de Lluís Llach, Abril 74, et après avoir écouté nos deux versions, Lluís m’a envoyé un message où il disait : "Vous m’apportez la preuve que l’interprétation peut être un acte aussi créatif que la composition elle-même."»
«Flamenco orthodoxe»

L’idée première de Granada était celle d’un disque double : d’un côté des reprises enregistrées en concert, de l’autre des inédits du duo, en studio. «Un versant animal et un autre cérébral, résume le guitariste. Mais le travail sur les reprises a été si épuisant que nous avons abandonné la partie création. Nous la reprendrons peut-être un jour.» Un premier choix de chansons est effectué en 2012, et le tandem commence à se roder en concert. Mais le matériel capté sur le vif ne les emballe pas assez pour être publié tel quel. «Nous n’étions pas convaincus par le son, et nous avons décidé de revenir au studio.»

«A un moment, nous nous sommes retrouvés en panne, poursuit Sílvia. C’est alors que Refree m’a fait écouter le disque Despegando [décoller, ndlr] d’Enrique Morente. Du flamenco orthodoxe, avec une incroyable alchimie entre le chanteur et son guitariste, Pepe Habichuela. Et une volonté de briser les barrières, d’atteindre les limites, qui nous a inspirés et montré le chemin pour sortir du labyrinthe.» Refree ajoute : «Despegando, dont nous adaptons deux titres, est un disque de 1977, acoustique, mais son attitude est résolument rock, intransigeante et quasi punk.» Enrique Morente est mort en 2010, à 67 ans.


Sílvia et Refree ont présenté Granada fin novembre au Théâtre des Abbesses, à Paris, dans la programmation du Théâtre de la Ville (2). «Un concert plus calme qu’à l’habitude, se souvient le guitariste, en raison des caractéristiques de la salle, du public assis.» L’impresion donnée par le duo est pourtant celle d’une tension presque douloureuse, d’une plongée dans un univers qui brasse les sons torturés de la guitare et les bulles d’apaisement autour d’une voix capable d’exprimer une gamme infinie d’émotions. «Le climat des concerts doit beaucoup aux éclairages, admet modestement Refree. Mais Sílvia comme moi sommes opposés à toute idée de mise en scène. Pour ma part, je suis immergé dans ma musique, je me dissous en elle. Etre sur scène, c’est entrer dans un voyage et aller vers les limites.» «Les limites, ajoute Sílvia, ça peut être un cri ou un putain de silence. Nous ne sommes jamais autant nous-mêmes que lorsque nous sommes sur scène.»

Aux Abbesses, Refree avait dédié la dernière chanson à son fils de 5 ans, présent au concert : Gallo rojo, Gallo negro («coq rouge, coq noir»), l’œuvre d’un artiste anarchiste et maudit, Chicho Sánchez Ferlosio. «Il a écrit des centaines de chansons et n’en a enregistré qu’une poignée, sur des disques introuvables», explique Refree. L’histoire de la chanson des deux coqs est un vrai roman. En 1963, un groupe de militants socialistes suédois se rend en Espagne pour rencontrer les opposants clandestins au régime du général Franco. Ils font la connaissance de Chicho Sánchez Ferlosio, 23 ans, et enregistrent sur bande plusieurs de ses chansons révolutionnaires. De retour chez eux, ils publient un 45-tours de quatre titres, joliment intitulé Spanska Motstandssanger, «les chants de la résistance espagnole». Pour garantir la sécurité de l’auteur-compositeur-interprète, son nom n’est pas cité. Les réseaux militants diffusent le disque, qui circule à travers l’Europe, puis en Amérique latine. Gallo rojo, Gallo negro s’impose comme un hymne, repris dans les meetings et les manifs. Le manque d’informations et le thème de la chanson, l’affrontement entre les coqs noir et rouge, font croire à un chant de la guerre civile. Son auteur ne la revendiquera qu’en 1978, quand il l’enregistre sur son unique 33-tours, A Contratiempo.
«Ce bien commun qui nous rend meilleurs»

Quatre ans plus tard, un documentaire lui est consacré par le réalisateur Fernando Trueba : Mientras el cuerpo aguante («Tant que le corps résiste»). Le futur lauréat d’un oscar à Hollywood - pour Belle Epoque (1992) - filme le monologue de l’artiste qui chante, picole et évoque son destin hors du commun : il est le fils du fondateur de la Falange, le parti fasciste sur lequel s’appuya Franco. Longtemps invisible, le film est accessible sur YouTube, une invention que Sánchez Ferlosio n’aura pas connue : il est mort dans l’indifférence, en 2003, à 63 ans.

Guerre civile, franquisme, Résistance et exil sont les motifs récurrents des chansons de Granada. Refree confirme après réflexion. «Nous n’avons pas conçu le disque dans un esprit politique, mais le politique finit toujours par nous rattraper. C’est vrai, si on relie tous les points, c’est l’image de l’exil qui apparaît.»

Si le disque (et le concert) touchent autant, c’est que les références historiques se conjuguent avec un fort investissement affectif. Abril 74, la reprise de la chanson de Lluis Llach, s’achève sur un extrait d’un enregistrement amateur : la voix de la mère de Sílvia, son père à la guitare, lors d’une fête de famille. «Je viens de là artistiquement, explique la chanteuse. De ces veillées où on chantait ensemble, où la guitare passait de main en main.» Les Fernández Miró étaient de leur côté «une famille quasi germanique, passionnée de classique» décrit Raül. A l’adolescence, il a rejeté le piano qu’on lui avait imposé, mais il garde des traces de cet apprentissage. «J’ai proposé à Sílvia deux lieder de Schumann par passion pour le ténor allemand Fritz Wunderlich, mort en 1966, à 36 ans, comme une rock-star.» «Chanter pour la première fois du classique m’intimidait, pointe Sílvia. Et je redoutais que ça donne un côté pompeux, prétentieux au disque.» «Alors que pas du tout, intervient le guitariste. Les lieder, c’était la pop du XVIIIe siècle.»

Des sonorités pop plus contemporaines, versant soul et r’n’b, ont bien failli attérir sur Granada. Le tandem raconte l’anecdote en marchant vers la Paloma, la salle de concerts centenaire (fermée hélas sur décision de la mairie) où a lieu la séance photo. «Nous finissons souvent les concerts en enchaînant Rehab de Amy Winehouse et Single Ladies de Beyoncé, raconte la chanteuse. Pour relâcher un peu la tension, et pour le plaisir. Nous pensions inclure le medley sur le disque, mais les droits que nous demandaient les éditeurs étaient dissuasifs.» «C’est finalement une bonne chose, note Refree, l’unité du disque en aurait souffert.»

Dans les dorures et le velours rouge (la décoration de la Paloma n’a pas bougé depuis 1919), Raül Fernández Miró fait une pause pour raconter son dernier concert. C’était la veille au matin, dans la classe de maternelle de son fils.

(1) «Granada» de Sílvia Pérez Cruz et Raül Fernández Miró (Universal).

(2) Ils seront également en concert dimanche dans l’église Saint-Didier de Villiers-le-Bel (Val-d’Oise), à 16 heures. Rens. : www.ville-villiers-le-bel.fr.


Par François-Xavier Gomez Envoyé spécial à Barcelone



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