vendredi 4 septembre 2015

Jimi Hendrix, le solo qui dérange (Libération)


 

Quand il monte sur scène à Woodstock en 1969, le guitariste n’est pas le héraut de la cause noire qu’espèrent certains. Retour sur un rendez-vous manqué.

Pour Jimi Hendrix, tête d’affiche du festival de Woodstock, 1969 n’est pas seulement le sommet d’une trop courte carrière. C’est aussi, pour le guitariste afro-américain, une période de grand questionnement identitaire, au moment où les nerfs de la communauté noire sont à vif après l’assassinat de Martin Luther King. «Pour moi, Jimi n’était pas noir. C’était un Blanc. Il ne pensait pas comme un homme de couleur et il n’attirait certainement pas une foule noire à ses concerts. Il ne jouait pas de la musique de Noir.» En quelques phrases, Gerry Stickells, tourneur du guitariste, résume un grand paradoxe. «Jimi Hendrix, malgré sa renommée universelle, n’est pas entré au panthéon des icônes noires du XXe siècle», constate le critique américain Greg Tate dans Midnight Lightning : Jimi Hendrix and the Black Experience. «En explosant les barrières de la ségrégation, il a émergé comme une icône pour petits Blancs, poursuit-il. Le traitement de faveur exceptionnel qu’il a reçu de la communauté blanche venait du fait qu’il n’était pas perçu comme une menace politique. Et en plus, il laissait pantois les Blancs sur leur nouveau terrain de jeu : le rock n’ roll.»

«Troupeau». Ce malentendu est avant tout une affaire de timing. «Jimi Hendrix jouait avec des musiciens européens à l’époque où ceux-ci reprenaient avec succès les musiques traditionnellement noires, toutes dérivées du blues, explique l’anthropologue Emmanuel Parent. Soudain, le power trio, les gros amplis Marshall et les solos de guitares sont perçus comme "blancs" par la sphère publique. Et l’idée que les Beatles, et ceux qui les ont suivis, ont "volé" le son noir pour le commercialiser est alors très répandue dans l’intelligentsia afro-américaine.» Avec Hendrix dans le rôle du complice, faisant fortune alors que cette réappropriation culturelle bat son plein. «Hendrix était à l’avant-garde, mais pas dans la transgression noire qui s’exprimait au même moment dans le free-jazz», ajoute Parent.

Né à Seattle, une ville avec une communauté noire ultraminoritaire, «l’enfant vaudou» s’est épanoui au contact du Swinging London bohème et n’a pas joué de rôle dans la lutte des Noirs dans son pays natal. «Les gosses noirs pensent qu’à présent la musique est blanche, mais ce n’est pas vrai, déclare Hendrix en 1968 à l’une des rares occasions où il évoque ces questions. La discussion n’est pas entre Noir et Blanc : ce n’est qu’un jeu inventé par la société pour nous dresser les uns contre les autres. […] C’est pour ça qu’on a les Black Panthers et en face le troupeau du Ku Klux Klan. Tout ça c’est du troupeau…» Quand James Brown chante Say It Loud, I’m Black and I’m Proud, Hendrix est résolument plus Flower que Black Power.

De retour au pays, le choc est rude pour l’artiste passée à la blanchisseuse rock dans une Amérique secouée par les émeutes raciales. Surnommé l’«Oncle Tom psychédélique», Hendrix est renié par la communauté noire. Même Rolling Stone s’y met : «Hendrix est le dandy nègre de la génération du Flower Power», grince le critique (blanc) John Morthland. «La musique est plus forte que la politique, se défend Hendrix dans la Charleston Gazette au printemps 1969. J’ai de la compassion pour les minorités, mais je n’ai pas l’impression d’en faire partie.» A l’apogée du Black is Beautiful, la remarque passe mal.

Milice. Dans les mois qui suivent, Hendrix commence à changer de disque. En juin, il joue l’avant-dernier concert du Jimi Hendrix Experience au Newport Pop Festival, en Californie. Quand Noel Redding retourne dans la caravane du groupe, il trouve un Hendrix livide entouré de Black Panthers en armes. Quelques heures plus tard, pendant le concert, il leur dédicace Voodoo Chile en lançant : «Ceci est une chanson de militant noir, ne l’oubliez jamais !» A Woodstock, face à une marée humaine hippie et très blanche, Hendrix intègre pour la première fois deux musiciens noirs dans un groupe dont il est le leader : le bassiste Billy Cox, un copain de l’armée, et aux congas, Juma Sultan, militant des Black Panthers. Les rumeurs d’un financement de la milice afro par Hendrix surgissent, mais ne seront jamais avérées.

Deux semaines plus tard, changement de décor. Hendrix joue à New York pour les bonnes œuvres de la United Block Association, un collectif politique noir. Le concert résume toute l’ambivalence de la relation d’Hendrix à la culture afro-américaine. «Jimi était connu à travers le monde, mais pas à Harlem», note David Henderson, son biographe de référence (1). En conférence de presse, le guitariste, entouré de femmes portant fièrement l’afro, insiste sur l’importance d’un tel concert. «Les gamins du ghetto n’ont pas l’argent pour voyager à travers le pays pour assister à un festival de musique», explique-t-il, raison de plus pour «les groupes heavy [d’en] faire plus pour la cause noire», en amenant la musique dans les quartiers. Belle intention. Cependant, comme le relate Henderson, la block party à Harlem est tendue. Hendrix ne monte sur scène qu’à minuit, sous les huées des quelque 500 personnes n’ayant pas quitté les lieux. Après le show, alors qu’Hendrix remballe son matos, un homme «au look de militant nationaliste noir» s’approche et lui lance un énigmatique : «Brother, rentre à la maison.» Et Jimi d’éluder : «Fais ce que tu as à faire, et moi je vais faire ce que je dois faire, maintenant.»

Fin 1969, Hendrix semble s’engager politiquement - son Band of Gypsys est 100 % noir et sonne black, grâce aux textures funky de Buddy Miles. En concert, il dédie Machine Gun à tous les «soldats qui se battent à Chicago, Milwaukee et New York», villes en pleine révolte, qu’il compare au Vietnam. Trop tard ? Jimi Hendrix meurt l’année suivante à Londres. Pour l’historienne afro-américaine Maureen Mahon, il restera, dans l’inconscient américain comme dans l’histoire du rock, «ni Noir, ni Blanc, juste Jimi».

(1) ’Scuse Me While I Kiss The Sky (1978, Atria Books).



Guillaume GENDRON, Libération, le 14 août 2015

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