lundi 15 février 2016

A la Philharmonie, Angélique Kidjo chante un hymne à la négritude (Le Monde)



Angélique Kidjo ne demande pas de grâce, pas de faveurs. L’Américain Philip Glass a composé pour elle trois longues pièces chantées, sur des poèmes qu’elle a écrits pour l’occasion, dans sa langue, le yoruba. Le tout s’appelle Ifé (Three Yoruba Songs pour mezzo soprano et orchestre) et la chanteuse née à Ouidah au Bénin, l’a inscrit à son répertoire, avec le reste, toutes ses chansons pop, traditionnelles, latines, françaises, puisqu’elle est multiple. Cela lui est reproché en France, où elle ne cadre pas avec une vision ethnocentrée de la musique africaine, elle est donc partie mener grande carrière aux Etats-Unis où elle habite désormais.



Que Philip Glass ait ouvert les portes de la Philharmonie de Paris à Angélique Kidjo est indéniable. Le samedi 3 octobre, alors que la Nuit blanche s’essouffle dans la capitale, c’est un hymne à la négritude qui est offert porte de Pantin. Madame Kidjo est digne, elle chante à merveille, la grande salle est splendide, et tout à coup, Paris est « une ville miracle », dit-elle, qui la met aux côtés de l’Orchestre Lamoureux dirigé par Gast Waltzing. L’orchestre joue fin, tout d’abord des extraits de Suite the Hours, de Philip Glass.




La suite voudrait qu’Angélique Kidjo entre en scène pour interpréter cet Ifé, inconnu ici, mais créé à la Philharmonie de Luxembourg en janvier 2014 avec un ensemble d’une centaine de musiciens dirigés par Jonathan Stockhammer, jeune chef enthousiaste, aérien, très swing. Mais elle a fort caractère et brise la logique en interprétant d’abord Summertime, un negro-spiritual profane composé par George Gershwin en 1935 pour l’opéra Porgy and Bess, une histoire de Noirs, une histoire de ghetto à Charleston en Caroline du Sud au début d’un XXe siècle violemment raciste.
Une grâce sinueuse

Les trois chants d’Ifé sont très beaux, très techniques, très difficiles à chanter. La musique du compositeur « répétitif » Philip Glass possède une grâce sinueuse, un jeu entre la voix et les instruments, « en duo, en contre-mélodies, parfois en se suivant l’un l’autre : une texture à la fois polyphonique, complexe et très mélodique », selon Philip Glass. Ce faisant, il plonge l’interprète dans des graves profonds, des tempos complexes, le tout sur des registres bien différents de ceux pratiqués par une diva pop.

Fin septembre, Angélique Kidjo chantait à l’Assemblée générale des Nations unies avec Shakira, puis à l’énorme festival brésilien Rock in Rio, avant de débarquer à Paris pour les répétitions.

Deux fois lauréate des Grammy Awards (en 2007 pour l’album Djin Djin, en 2015 pour Eve), Angélique Kidjo appréhendait le jugement parisien, quand bien même son public lui voue, à travers le monde, une fidélité exemplaire, et qu’elle ne travaillait pas pour la première fois avec un orchestre symphonique. Avant de concevoir ces poèmes dédiés aux divinités africaines, à Oshumaré, Yemanja, Olodumaré…, que le trafic négrier a exporté aux Amériques, elle avait créé, en 2011, un récital de ses chansons avec l’Orchestre philharmonique de Luxembourg alors dirigé par Gast Waltzing.




En deuxième partie, c’est donc à un voyage personnel que convie Angélique Kidjo, avec les tubes qu’elle a écrits du temps où la world music paraissait intéresser (Agolo, 1994), ses incursions en terre brésilienne (Afirika, 2002), ses magnifiques balades (Nanae, une toute nouvelle chanson qu’elle dédie aux femmes, et à l’adolescente libre à qui la société percluse de clichés n’offre aucune place). Il y a aussi ses références : l’idole, Miriam Makeba (Malaika, chanson swahilie) et la culture française qui a forgé le kaléidoscope Kidjo (Petite Fleur, de Sidney Bechet).

On lui demande encore une unité de style ? Elle est tout, et l’histoire qu’elle raconte, celle de la diaspora africaine et de la réduction en esclavage d’une partie de la race humaine, est la nôtre.

    Véronique Mortaigne, Le Monde du 5 octobre 2015



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