dimanche 11 décembre 2016

Miles Davis, une anthologie révélatrice (L'Humanité)






Le coffret Freedom Jazz Dance : The Bootleg Series, vol. 5, nous plonge dans le processus de l’enregistrement avec le second Miles Davis Quintet. La fulgurance de la créativité sur le vif.






Pour commémorer ce qui aurait dû être le 90e anniversaire de Miles Davis (1926-1991), la collection « The Bootleg Series » publie le coffret de 3 CD, Freedom Jazz Dance : The Bootleg Series, vol. 5. Dans le sillage des quatre volumes, Live in Europe 1967 (sorti en 2011), Live in Europe 1969 (2013), Miles at The Fillmore 1970 (2014) et Miles Davis at Newport 1955-1975 (2015), Columbia continue de sonder l’océan d’inventivité qu’est l’œuvre de l’extraordinaire trompettiste, compositeur et leader. Ici sont proposés les enregistrements effectués d’octobre 1966 à mai 1968 par le second quintet de Miles. Ce groupe éblouissant réunissait quatre jeunes surdoués qui allaient s’imposer comme d’audacieux explorateurs : le saxophoniste Wayne Shorter, le pianiste Herbie Hancock, le contrebassiste Ron Carter – tous trois encore en activité – et le batteur Tony Williams, mort en 1997.

L’édifiante anthologie présente des enregistrements réalisés autour du fameux album, Miles Smiles (dont on fête les cinquante ans), ainsi que les séances des morceaux Nefertiti et Fall (de l’album Nefertiti, sorti en 1968), de Water Babies (pour le disque de même nom publié neuf ans plus tard) et des pièces (Masqualero, Country Son), qui contribueront à d’autres galettes, sans oublier l’inédit Blues in F. L’éminent Teo Macero a assuré la quasi-totalité de la production. On s’immerge dans trois heures et quart de matériel musical, plus de deux heures étant consacrées à des inédits. Pour la première fois, on accède à l’intégralité des bandes correspondant à chaque titre : les prises alternatives (partielles ou complètes), les versions définitives, les répétitions, les faux départs, les tentatives manquées et, précieuses pour ce qu’elles révèlent, les conversations de studio. Cette expérience unique en son genre captivera ceux qui se passionnent pour la musique et qui souhaitent découvrir les arcanes de l’élaboration d’une œuvre phare.

« Miles a été, pour les jeunes artistes que nous étions, un aiguillon inflexible »

On assiste en direct au processus de l’enregistrement. La fulgurance de la créativité en marche, chez cinq musiciens inouïs ! Dès la plage introductrice du CD 1, on a un choc. Ces défricheurs de la plus pure fraîcheur s’attellent à la reprise de Freedom Jazz Dance, que le saxophoniste Eddie Harris avait enregistré en 1965 et qui est devenu un tube en moins d’un an. Fait rarissime, on entend leurs investigations pendant vingt-trois minutes. « C’est trop commun ! » lance Miles à Ron Carter, qui cherche un motif sur sa contrebasse. « Miles a été, pour les jeunes artistes que nous étions, un aiguillon inflexible, rappelle Herbie Hancock lors d’une de nos nombreuses interviews. Il nous incitait sans cesse à prospecter des terres inconnues. Il a été notre plus grande école de musique. »

The Bootleg Series, vol. 5, aide à mieux saisir la personnalité de Miles, que certains journalistes, courant après des biscuits, ont caricaturé jusqu’à la parodie et la calomnie. D’aucuns ont allégué qu’il était raciste et qu’il manquait de respect à l’égard du public quand, sur scène, il lui tournait le dos. Au cours de l’interview exclusive qu’il nous a accordée, il y a vingt ans (l’Humanité du 29 octobre 1986), il nous confiait : « Tout ça, c’est parce que je suis noir. » Et nous rappelait que Gil Evans, pianiste, compositeur et arrangeur blanc, avait été son collaborateur et ami. Avant de préciser : « La couleur de peau m’est complètement égale. Beaucoup de Blancs ont joué dans mes orchestres. J’aime mélanger les musiciens pour le son. »

Miles Davis - Water Babies (from Freedom Jazz Dance: The Bootleg Series Vol. 5) [audio]




Sur Blues in F (My Ding), CD 3, Miles propose à Wayne Shorter de partager avec lui son hamburger. Durant plus de sept minutes, il fait des essais sur un clavier, suggère des idées tout en blaguant, dit qu’il aimerait jouer un blues en fa (ce qui donnera le titre Blues in F, soit Blues en fa). Parsemé de traits d’humour, d’éclats de rire, de moments simples, émouvants et de pépites, ce 5e volume permet, à un prix abordable, de mieux comprendre la démarche d’un génie et sa singulière maïeutique envers des musiciens d’exception.

Miles Davis, coffret 3 cd, Freedom Jazz Dance : The Bootleg Series, vol. 5 (Columbia Legacy/Sony), disponible sur Internet, env. 22 euros en magasin.


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L’ami Wayne Shorter

Membre essentiel du second Miles Davis Quintet et compositeur majeur des XXe et XXIe siècles, le saxophoniste Wayne Shorter a fourni la moitié des compositions figurant dans le coffret The Bootleg Series, vol. 5. À 83 ans, il reste un improvisateur hors pair, à l’instar de ses compagnons de musique, Danilo Pérez (piano), John Patitucci (contrebasse), Brian Blade (batterie). Ce quartet des plus saisissants donne un concert unique en France : bonheur promis, le 29 novembre, à 20 h 30, à la Cité de la musique-Philharmonie de Paris, http://www.philharmoniedeparis.fr


Fara C. L'Humanité, 25 Novembre, 2016

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