jeudi 12 avril 2018

Au Brésil, «brelan d’as» et lutte des classes (Libération)

Nando Reis, Gal Costa et Gilberto Gil
Nando Reis, Gal Costa et Gilberto Gil joueront ensemble samedi à la Seine musicale. Photo Daryan Dornelles




Depuis 2016, Gilberto Gil, Gal Costa et Nando Reis forment le trio Trinca de Ases en réaction aux événements qui minent leur pays. A découvrir sur un double album et lors d’une date unique à Paris.



Par Jacques Denis, Libération, le 12 mars 2018






Revoilà sur scène (et sur disque) Gilberto Gil. Cette fois avec Trinca de Ases («brelan d’as»), un trio inédit constitué en 2016, lors du centenaire de la naissance du grand leader de l’opposition à la dictature militaire brésilienne, Ulysses Guimarães. Aux côtés de Gil, Nando Reis, cadet biberonné à sa musique, et Gal Costa, douce égérie du totémique Tropicália, LP paru à l’été 1968 où la critique aussi acerbe que joyeuse de la bourgeoisie s’appuyait sur une radicale ouverture vers toutes les musiques. Cinquante ans plus tard, cet album manifeste du mouvement tropicaliste (cofondé par Gilberto Gil) reste d’une urgente actualité, à l’heure où les bruits de bottes se font de nouveau entendre depuis le coup d’Etat institutionnel qui délogea en 2016 la présidente Dilma Rousseff.

Début mai 1968, Gilberto Gil publie son deuxième album, le premier d’une série de trois simplement titrés de son patronyme. Sur la couverture, le futur ministre de la Culture du premier gouvernement Lula - et second Noir, après Pelé (aux Sports), à intégrer un tel poste - s’affiche dans les habits d’académicien des lettres brésiliennes, cerné de deux vignettes où il endosse les tenues d’un militaire colonial et d’un conducteur déjanté. Réalisé par Rogério Duarte, axiale figure de l’avant-garde brésilienne des années 60, ce collage souligne les intentions du collectif «tropicaliste». Pour Gil, comme le rappelle son alter ego Caetano Veloso dans ses mémoires (Pop tropicale et révolution, éd. le Serpent à plumes), il s’agit de «constituer un mouvement qui impulserait les véritables forces révolutionnaires de la musique brésilienne, dépassant les slogans de la chanson engagée, les élégantes suites d’accords altérés et l’étroitesse du nationalisme». Une ambition qu’illustrait cette pochette, laissant deviner une parenté esthétique avec le Sergent Pepper des Beatles.

Tournant.

La chanson Alegria, Alegria de Veloso annonçait dès 1967 le souffle du changement en un choc des cultures mixant guérilla, Brigitte Bardot, Claudia Cardinale, ovni, Coca-Cola et rock argentin. De la même façon, celle du recueil de Gilberto Gil, Domingo no parque, est un doux délire. Lequel prend prétexte des aventures de José, «roi de la blague», pour donner vie à une bande-son délivrant en moins de trois minutes les clés d’un mouvement qui revendique l’anthropophagie culturelle et l’irrévérence transgressive. Ce sera le diapason d’un album où le berimbau, traditionnel arc musical, s’accorde aux saturations psychédéliques des Os Mutantes, sur fond d’un tapis de cordes classiques, du genre oblique. A la manœuvre, Rogério Duprat, visionnaire arrangeur considéré comme le George Martin du tropicalisme - son esthète architecte sans qui rien ne fut possible.

Dix ans après la révolution de velours que fut la bossa nova, 1968 marque ainsi un tournant dans la musique brésilienne tandis que Gil s’impose comme l’icône d’une génération refusant de se soumettre aux injonctions nationalistes d’une dictature de plus en plus répressive. A l’été 1968, il entonne sur scène Questão de ordem, en réaction au joli mois de mai français, tandis que Caetano fait sien le fameux «Il est interdit d’interdire». Malgré les pressions, alors que les militaires haussent le ton, plus question de se taire. Jugés subversifs, ils seront bientôt embastillés, puis expulsés en Europe. «Le tropicalisme fit l’effet d’une bombe, et ce mouvement fut important pour l’expansion de la culture brésilienne à l’heure des grands changements mondiaux. Tout ce qui est venu après avec cette marque d’audace, de défi, de recherche d’innovation, tout ce qui relève de ces signes bénéficie encore d’une idée, d’une notion, d’un sentiment tropicaliste», insiste aujourd’hui Gilberto Gil quand on l’interroge sur la pérennité de cet héritage au pays du dieu noir et du diable blond.

De la dénonciation de l’apartheid à la ségrégation raciale, facteur d’exclusion sociale, ce formidable guitariste et remarquable compositeur s’est vite engagé sur le terrain politique : dès les années 80, il fut conseiller municipal à Bahia. S’il renvoya l’image de la fierté noire, s’il s’impliqua largement dans les combats de la diaspora, Gilberto Gil n’en a néanmoins jamais oublié sa «brasilianité». Soit une capacité au grand mix qui constitue son ADN musical. C’est bien ce que démontre cet éphémère (mais à l’écho durable) mouvement tropicaliste, serpentant sur le sinueux chemin entre tradition et novation, entre ici et au-delà. Une forme de rétrofuturisme qui sera scandé par les «millenials» post-Internet et qui trace aussi les enjeux futurs d’une société consumée par la surconsommation, notamment au Brésil devenu un laboratoire pour des condominios («copropriétés») cernés de centres commerciaux. «Si d’un côté l’avancée de la créolisation de la planète est un fait déclaré avec l’accélération des échanges culturels entre les peuples du monde, d’un autre côté la domination des formes d’homogénéisation de la vie planétaire ne fait que grandir. Ainsi, le monde est sujet à un dilemme croissant entre "plus de démocratie symbolique" et "moins de démocratie réelle"», prophétisait en 2016 dans ces mêmes colonnes celui qui fut aussi un ministre vert, des plus ouverts quant à la sphère numérique.

Scandales.

A travers la figure d’Ulysses Guimarães, l’homme intègre qui permit de sortir de la dictature en 1988, ce trio se fait l’écho de nombreux Brésiliens, lassés par des décennies de corruption de la classe politique, usés par les scandales à répétition. A tous ceux-là, dont les nombreux déçus du Parti des travailleurs (PT) de Lula, qui doutent désormais plus que jamais des vertus de la démocratie, le pacifiste Gilberto Gil répond à sa manière, comme en 1968 : la guitare en mains, mais la douce folie en moins si l’on en juge le disque live extrait de la tournée brésilienne, afin de se prémunir de toute tentation d’un retour à l’ordre, alors que l’armée est présente depuis le 16 février dans les rues de Rio.
Jacques Denis

Trinca de Ases feat. Gil, Nando & Gal Trinca de Ases (Altafonte). Le 17 mars à la Seine Musicale, île Seguin, Boulogne-Billancourt (92).

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