mercredi 1 octobre 2014

Jazz, à l’envie à la mort (Libération)

(Photo Valentina Cinelli. Flickr)



JAZZ: Depuis les années 30, son avis de décès a maintes fois été publié. Alors, complètement «jazz been», le genre musical de John Coltrane et Miles Davis ? Points de vue de musiciens.

«Jazz is not dead» : c’est la punchline du festival Jazz à la Villette, dont l’édition 2014 vient de s’achever. Clin d’œil à Frank Zappa qui, en 1974, avait eu cette fameuse formule : «Jazz is not dead, it just smells funny» («le jazz n’est pas mort, il a juste une drôle d’odeur»). Le genre musical porté par Duke Ellington, Charlie Parker, John Coltrane et des milliers d’autres improvisateurs est certes encore vivant, mais a-t-il un avenir ? N’est-il pas devenu une musique de répertoire, encline aux commémorations et aux hommages, aux redites et aux citations ? Le festival de la Villette, avec bien d’autres, entend prouver chaque année que non, quoique sa punchline montre qu’il se pose bel et bien la question.


Le jazz n’a pas connu de courant révolutionnaire - comparable au bop ou au free jazz - depuis des années, même s’il y a tout de même eu les aventures notables du jazz-rock, du label ECM et quelques autres. La célébration de son glorieux passé - via des concerts ou des disques qui reprennent parfois note pour note des interprétations antérieures - occupe une place croissante. Jazz à la Villette ne fait d’ailleurs pas exception à la règle, qui a mis cette année l’accent sur le millésime 1959, que certains considèrent comme la grande année du jazz, son apothéose.

En France, le Bureau du jazz, qui irrigue les antennes de Radio France, est menacé de fermeture, après celle du Centre d’information du jazz, structure créée en 1984, qui accueillait et orientait amateurs et professionnels, musiciens et autres acteurs de la vie du jazz. Enfin, ce genre musical ne représente plus guère que 3% du marché du disque. Même les grands noms du jazz américain ne peuvent s’en sortir aujourd’hui sans venir «tourner» plusieurs mois par an en Europe et en Asie.

Les musiciens de la vieille garde cultivent un brin de nostalgie. «Rien de radicalement nouveau ne s’est fait depuis la mort de Coltrane», estimait récemment le saxophoniste Archie Shepp (voir Libération du 8 avril). Le guitariste John Scofield, ancien compagnon de route de Miles Davis, remonte même plus loin : «Beaucoup de gens disent que l’âge d’or du jazz, ce furent les années 50, ce qui est vrai, je pense»(voir Libération du 18 novembre 2013). Cet été, interrogé par Ouest-France sur l’arrivée d’artistes pop comme Keren Ann ou Norah Jones dans l’historique label Blue Note, le violoniste Didier Lockwood lâchait quelques propos grinçants : «On fait comme on peut. L’époque n’est plus la même. Le jazz a perdu de sa popularité. La culture et la connaissance du jazz dans le public sont en chute libre.»

La matrice américaine, où sont nés le swing, le bop, le cool, le free, tend-elle à devenir stérile ? «Les nouvelles générations noires américaines ne se fédèrent plus autour du jazz actuel : il faut admettre que les jeunes solistes d’aujourd’hui sont plus souvent issus des grandes écoles que du caniveau des ghettos. Le jazz a versé dans l’underground le plus élitiste. Son auditoire a maigri en conséquence et rien n’augure que la situation ne s’inverse, au moins dans un futur proche», estimait Michel-Claude Jalard dans son ouvrage Le jazz est-il encore possible ? (éditions Parenthèses). C’était en 1986. C’est dire si l’annonce de la mort du jazz n’est pas une nouveauté. A vrai dire, certains évoquaient son décès dès les années 30.Existe-t-il de nouveaux horizons pour le jazz? Réponses de musiciens.


Guillaume Perret saxophoniste, 34 ans: «Le mot "jazz" fait peur»
Guillaume Perret à Paris, en septembre. Photo Audoin Desforges


«Le jazz a atteint les frontières stylistiques du genre avant d’entrer en fusion avec d’autres musiques. L’apprentissage de cet art et de tous les styles qui en découlent a fourni aux musiciens une grande richesse harmonique et rythmique. Comme le classique ou le baroque, la tradition sera toujours jouée par les passeurs, les passionnés, tandis que les éléments de jazz que l’on retrouve dans la fusion avec le hip-hop, le rock, les musiques orientales, brésiliennes, l’electro, etc., continueront d’alimenter avec beaucoup de richesse la folie des créatifs. Les différents langages issus du jazz se développent en fonction des pays et des interprètes, et cette mixité peut dérouter, poser des problèmes de classement. Je sors d’une séance de dédicaces chez un disquaire de Strasbourg et, bien que je sois référencé "jazz", le vendeur m’expliquait que, ne sachant pas où me ranger, il m’avait créé un rayon Electric Epic [le nom de son groupe, ndlr]. Je sens bien que le mot "jazz" fait peur et qu’il est synonyme dans l’esprit des gens de musique complexe, inaudible.»




Julien Lourau saxophoniste, 44 ans: «La scène parisienne est moins métissée que dans les années 90»

«Le jazz, à mon sens, est entré dans son classicisme, qui a commencé à la fin des années 80 avec les frères Marsalis. L’enseignement dans les conservatoires et à Londres, puisque j’en reviens, à la Guildhall ou à la Royal Academy, donne naissance à une génération de méta-jazzmen. Des gens (avec plus de femmes qu’avant) qui peuvent "tout" jouer à l’endroit comme à l’envers ! Récemment, à Londres, un saxophoniste britannique vient vers moi et me dit être intéressé par l’électronique sur le sax. Je lui parle de Jon Hassell… Rien. Brian Eno ? Rien. Bon, ben… tant pis. "Tout" jouer donc, mais dans un certain cadre… Les genres de vie associés à cette musique ont également changé. Comme le disait Robin Eubanks en tournée avec Mark Turner et d’autres de cette génération : "Ces gars, ils se lèvent à 7 heures du matin pour faire du taï chi, le jazz a vraiment changé !" La manière dont j’ai étudié tenait plus de la quête. Le savoir venait de plusieurs sources. Il fallait rechercher parfois assez longtemps avant d’avoir l’info, mais en chemin, du coup, des choix s’imposaient. Et des surprises. Sans parler du fait qu’il faille aujourd’hui être son propre administrateur-manager. Voire être son propre meilleur fan sur Twitter et Facebook ! Ces évolutions ont forcément un impact sur la création. Je peux me tromper, mais j’ai l’impression que la scène parisienne du jazz est un peu moins métissée que dans les années 90. C’est peut-être dû au fait que Paris attirait des musiciens de toute l’Europe et du reste du monde, pour y étudier notamment.»


Michel Portal saxophoniste, clarinettiste, 78 ans et Vincent Peirani accordéoniste, 34 ans:  «Plus qu’une musique, c’est un état d’esprit»

Michel Portal, Festival de Jazz de Marciac 2014
Photo: Ulrich Lebeuf / M.Y.O.P
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«La mort du jazz, c’est une vieille histoire… Certains resteront toujours ancrés dans une tradition, tandis que d’autres privilégieront l’évolution, la modernité. Le jazz est et a toujours été une musique contemporaine, en perpétuel développement. La musique classique est une musique écrite, tout est calé. Il ne reste à l’interprète qu’à la jouer en fonction des codes et des indications données. Dans le jazz, l’interprète est lui-même le chef d’orchestre, il prend lui-même les décisions. Le jazz est liberté depuis toujours, il gardera cet état d’esprit. Plus qu’une musique, c’est un état d’esprit, une attitude.»



Marc Ribot guitariste, 60 ans: «Merci au piratage et au manque pathétique de qualité du streaming !»

le New-Yorkais Marc Ribot à Berne, en 2006. Photo Marco Zanoni

«Le jazz serait mort ? Comme les gens aiment ce genre de grandes déclarations ! Tout ce que je sais, c’est qu’un nombre considérable de musiciens avec beaucoup de talent et d’enthousiasme pour cette musique appelée "jazz" continuent de vouloir s’inscrire dans son histoire. Comme le chante Annie Lennox :"Qui suis-je pour ne pas être d’accord ?" Malheureusement, toutes les formes de musique en dehors des sommets du mainstream commercial, jazz inclus, sont menacées avec la mort réelle de la partie enregistrement de leur travail. Merci au piratage généralisé et au manque pathétique de qualité du streaming ! Aujourd’hui, enregistrer un disque est impossible pour qui n’a pas de moyens financiers. Difficile d’expliquer à quelqu’un qui n’est pas de la profession à quel point enregistrer compte. "Jouez live", disent les apologistes de la "big technology". Ont-ils jamais entendu la musique de Miles Davis ou Thelonious Monk ? Certes, YouTube est omniprésent. Mais si le site ne paie que peu ou rien en retour du coût de la production du contenu dont il profite, comment l’expression de cet art peut-elle continuer ? Composer, répéter, enregistrer, publier, séquencer et promouvoir des disques prend des mois et des milliers de dollars. Mon label, Pi, a essayé Spotify. Trois mois après, il recevait un chèque de 30 dollars pour tout le catalogue [20 artistes] !»


Airelle Besson trompettiste, 36 ans:
«Toujours en pleine mutation»


«Le jazz est vivant et va le rester. Musique de toutes les influences, il bouillonne de différentes cultures, de différents courants. Ce sont les voyages, les rencontres, les envies, les découvertes qui en font l’essence et l’inventivité. Le jazz est toujours en pleine mutation et jouit d’une vitalité débordante. C’est la richesse et la diversité de ses acteurs qui en font une musique si vivante.»


Daniel Humair batteur et peintre, 76 ans:
«Surtout un manque de publicité»


«C’est curieux, votre question. Il n’y a jamais eu autant de monde dans les concerts. Cet été, toutes les salles étaient pleines. Et on vend bien nos disques à ces moments-là. Vous me direz qu’ils sont quasi introuvables. Le jazz souffre surtout d’un manque de publicité, de relais. J’échange beaucoup avec la jeune génération. Des musiciens comme Christophe Monniot, Manu Codjia et, plus récemment, Emile Parisien, Vincent Peirani ou Guillaume Perret sont monstrueux, avec une personnalité, une culture et une intelligence hors du commun. La banalité dans le jazz, c’est de se référer au dernier truc américain ou à des héros du passé. J’ai une admiration sans limite pour Miles Davis, Coltrane, Sonny Rollins ou Cannonball Adderley, mais je ne vais pas refaire aujourd’hui un quintet dans cet esprit alors que j’ai joué ou fréquenté les originaux. Je veux me surprendre et aussi que les musiciens se surprennent. Le jazz se réinvente sans cesse.»


François Corneloup saxophoniste, 51 ans:
«Si la vie est ailleurs que dans le jazz, eh bien que le jazz aille voir ailleurs !»


«Ce qui meurt, c’est le conservatisme, car l’envisager, c’est envisager l’obsolescence. Vouloir définir le jazz dans une esthétique coercitive conduit toujours les académistes à devoir faire un jour ou l’autre le deuil de leurs croyances et de leurs dogmes. Ce qui tue le jazz, c’est le mot "jazz". Parvient-il seulement à nous réunir pour une cause ? Il n’agit que comme un filtre que toutes nos certitudes esthétiques opacifieront chaque jour un peu plus. Abolissez ce mot et apparaîtront naturellement devant vous toutes les musiques du monde qui grouillent de vie, se mélangent et se reproduisent entre elles pour donner de nouveaux métissages, enrichir et transformer l’espèce, en inventer de nouvelles qui n’auront que faire du nom qu’on leur donne. Les musiques ont toujours existé avant qu’on les nomme. C’est cet incoercible instinct de propriété qui nous fait désigner les choses qu’on veut posséder, les étiqueter soigneusement pour les classer dans les archives poussiéreuses de nos petits musées privés. Mais quelle peur nous pousse donc à nous poser cette question de la mort du jazz ? Dans quel splendide isolement l’avons-nous mis pour qu’il craigne autant d’être vulnérable ? Au fond, qui d’autre que les jazzmen se pose cette question ? Qui d’autre que le jazz a lieu de s’inquiéter du jazz ? Le jazz appartient-il si peu à son monde qu’il doute à ce point de son existence ? Doit-il sans cesse en faire la preuve par sa valeur marchande ou sa légitimité culturelle ? Si le sort du jazz ne se décide plus que dans les arcanes de l’institution ou sous le couperet du marché, alors rendons-le d’urgence au monde ! Acceptons, sans cette condescendance qui fait de nous des donneurs de leçons de musique, qu’il puisse enfin à nouveau être porté, irrigué par la force de la culture populaire, celle par laquelle les hommes rêvent leur futur. Qu’à son tour le monde puisse s’en nourrir et y puiser ses forces. Mais pour cela, le jazz devra consentir à la dissolution de son génie dans le tout vivant. Qu’il disparaisse dans la danse et que la danse le ressuscite ! Et ainsi de suite… Si, aujourd’hui, la vie est ailleurs que dans le jazz, eh bien que le jazz aille voir ailleurs ! Notre époque est-elle encore vivante ? Si le jazz est pleinement dans son époque, alors son sort ne dépendra plus seulement de lui-même. Ce n’est pas le jazz qu’il faut sauver, c’est l’époque ! Ou bien l’achever une bonne fois pour toutes et passer à autre chose.»


Henri Texier compositeur, contrebassiste, 69 ans: «Jamais les musiciens n’ont été si nombreux, si compétents, si passionnés»

«Tout gamin déjà, j’entendais dire que le jazz était mort ou moribond. Depuis Louis Armstrong, cette musique ne serait plus du jazz ! Dommage pour Charlie Parker, Thelonious Monk, Miles Davis, Dexter Gordon, John Coltrane, Sonny Rollins, Ornette Coleman, Lee Konitz, Bill Evans et tellement d’autres, sans parler des grands créateurs européens ! Maintenu artificiellement en vie le jazz ? Un petit tour aux Rendez-vous de l’Erdre [100 000 personnes dans les rues de Nantes] ou à Jazz sous les pommiers à Coutances [30 000 personnes], pour ne citer que deux festivals qui ne font pas forcément la part belle aux stars (je n’ai rien contre les stars), ferait le plus grand bien à ceux qui ont des pulsions mortifères. Côté répertoire, depuis longtemps, pratiquement tous les musiciens de jazz du monde sont aussi des compositeurs et, même s’ils fréquentent régulièrement les "standards" qui font le ferment de cette musique, ils n’ont de cesse de trouver de nouvelles inspirations. Jamais les musiciens, jeunes souvent, n’ont été si nombreux, si compétents, si passionnés… Tant que résonnera en eux cette musique, qui a toujours été métissée, sa négritude, comme disait Aimé Césaire, elle sera vivante, et savoir si le jazz est mort sera une question inutile et insultante pour tous ses créateurs !»


Jean-Pierre Como pianiste et compositeur, 51 ans: «Un état de santé relativement insolent»

«Après avoir enregistré le chef-d’œuvreKind of Blue avec Miles Davis en 1959, John Coltrane était parti en tournée en Europe. Il tordait les notes, jouait des phrases que personne n’avait entendues jusque-là, sortait du mainstream. Sa grammaire était révolutionnaire. Mais, à Paris, on le siffle, les critiques le massacrent. Chaque fois, on entonne le même refrain : le jazz est mort. Avec, en prime, une référence à un passé où tout était mieux et tout avait été dit. Résultat : aujourd’hui, quand on parle du jazz de Coltrane, on dit "coltranien". C’est dire la plantade des observateurs de l’époque. Dire du jazz qu’il est mort, c’est figer une époque, se contenter de regarder le passé et faire des standards des années be-bop un horizon indépassable. Les Cassandre patentés devraient apprendre à penser contre eux-mêmes. N’en déplaise aux passéistes, le jazz affiche un état de santé relativement insolent, on le célèbre partout. Les nostalgiques du be-bop n’ont pas compris que cette période devait être observée comme une sorte de cellule-souche sur laquelle se greffent en permanence de nouvelles créations, de nouveaux genres, de nouvelles couleurs musicales qui n’en finissent pas de féconder le jazz. C’est le mouvement de la vie.»


Patrice Caratini compositeur, chef d’orchestre et contrebassiste, 68 ans:
«Un art de vivre aux antipodes des canons de la bankability»


«Pour les linguistes, une langue est morte quand il n’existe plus aucun locuteur sur Terre pour la parler et la transmettre. A cette aune, la question posée n’a pas de sens. Il suffit de se déconnecter des écrans et de sortir musarder au vent des rythmes qui sourdent de mille et un lieux de la planète pour s’en rendre compte. Ceux qui, régulièrement, décrètent la mort du jazz sont les mêmes qui convoquent la camarde au chevet de la littérature ou du cinéma. Ils ont fait le deuil de leur propre jeunesse pour endosser l’habit fatigué d’idiot inutile du déclinisme. Ils sont, comme le croque-mort dans Lucky Luke, en obligation de cadavres pour exister. Le jazz a nourri la geste musicale du XXe siècle. Il a enfanté des instruments comme la batterie ou la guitare électrique, et on se demande où en serait l’industrie musicale aujourd’hui s’il n’avait existé. Au-delà de la musique, c’est un art de vivre aux antipodes des canons de la bankability et du blockbuster. Il porte en lui les germes d’un rapport au monde joyeux et désintéressé qui l’inscrit définitivement dans l’avenir de l’humanité. Le jazz est sous-jacent à nos vies. Né d’une tragédie de l’histoire, il forme, avec ses sœurs de la Caraïbe et du continent sud-américain, une puissante rivière souterraine parcourue par les mystères de l’Afrique, surgie des noces barbares de l’Europe et du Nouveau Monde dans le fracas des révolutions industrielles. Rien ne l’arrête. Et à tout instant, en tout lieu, une nouvelle source jaillit.»


Emile Parisien saxophoniste, 31 ans:
«La notion d’improvisation peut toujours se régénérer»


«Que met-on derrière le mot "jazz" ? J’aurais tendance à répondre que le jazz disons traditionnel a rejoint le classique, c’est une musique d’interprète, vivante, grâce aux gardiens du temple qui continuent à la pratiquer et à la jouer comme elle a été conçue, avec ses codes qui ont doucement évolué. Mais le jazz actuel est une musique empreinte de multiples influences venant du classique, du rock, de la chanson, des folklores, des musiques électroniques, de la pop, de la musique contemporaine, des musiques du monde. Et cette musique-là est bien vivante ! Il peut y avoir une confusion chez les amateurs passionnés qui pensent et veulent écouter du jazz quand ils achètent leur disque dans le rayon "jazz", ou vont écouter un concert en suivant une programmation labellisée "jazz" et n’y retrouvent ni leurs repères ni leurs codes, parce qu’elle évolue, change, comme nous. Ce qui fait passerelle entre toutes ces musiques, c’est la notion d’improvisation, qui peut toujours se régénérer avec un vocabulaire considérable, venant de multiples horizons. Elle maintient cette musique en mouvement permanent, et contribue à développer une singularité chez un musicien. Pour ma part, je me sens plus proche des gens curieux, avides de fraîcheur.»


Aldo Romano batteur et compositeur, 73 ans:
«Le jazz ressucite continuellement»


Archie Shepp à Paris, en mars. Photo Richard Dumas
«Comme hier, le jazz continue d’être la musique qui double tout en haut des côtes, qui transgresse les règles établies. Il y a toujours une vie souterraine du jazz. On pourrait croire qu’il est mort, qu’on en a fait le tour. Mais sa mort n’a toujours été qu’apparente. En réalité, le jazz ressuscite continuellement. On peut cependant regretter l’époque où le jazz du saxophoniste américain Albert Ayler, par exemple, ou d’Archie Shepp, ou encore de l’AACM Chicago [Association for the Advancement of Creative Musicians, ndlr] collait aux revendications du mouvement politique afro-américain des Black Panthers ou des idéaux de Martin Luther King. Il existait alors un lien entre jazz et état de la société. Aujourd’hui, c’est le rap qui a pris cette fonction. On a commencé à annoncer la mort du jazz vers la fin des années 30, lorsqu’on dansait de moins en moins sur cette musique qui, de fait, devenait moins populaire. Le jazz n’est pas seulement une musique de divertissement, c’est une musique qui accompagne encore les grands mouvements, qui s’ouvre aux nouvelles perspectives. Ce n’est pas une musique de répertoire.»


Louis Winsberg guitariste, 51 ans:«Une créativité féconde»

«Ceux qui croient que cette musique s’éteint sont les mêmes qui se complaisent à expliquer que le jazz, ça commence là et ça s’arrête là. C’est cette définition figée qui enterre le jazz. Mais c’est une mort artificielle, faussement théorique. Si on ne transgresse pas, on devient une musique de répertoire. Des gars comme Avishai Cohen ou Ibrahim Maalouf ne sont pas dans une pâle redite de ce qui se faisait hier. Ils incarnent, comme bien d’autres, une créativité féconde qui roule à fond devant. Et dans plusieurs décennies, on les considérera comme des standards.»


Bernard Lubat polyinstrumentiste, 69 ans:
«Un commencement qui n’en finit pas»


«Le jazz est un art et l’art n’existe pas, c’est pour cette raison qu’il faut l’inventer. Le jazz est un commencement qui n’en finit pas. Coltrane n’est pas mort, il a encore de la valeur. Ce qui compte, c’est de poursuivre le mouvement. Et le jazz est en mouvement. Mais le jazz, ça ne fait pas de chiffres, ça fait des lettres. Les lettres, c’est les profondeurs de l’esprit, les chiffres, les étalages des grandes surfaces. Le jazz d’aujourd’hui, c’est comme à l’époque de Monk, c’est la recherche de la liberté de devenir ce que tu es, donc ce que tu ignores de toi. Le jazz, c’est toujours cette oscillation entre tonal/atonal, rythmique/arythmique, c’est plus que jamais le respect des règles pour aussitôt tout renverser. Le rapport entre l’ordre et le désordre qui anime les jeunes musiciens se goûte dans les concerts.»

Edouard LAUNET, Dominique QUEILLÉ et Vittorio DE FILIPPIS Libération, le 26 septembre 2014

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