vendredi 13 février 2015

Brad Mehldau, le blues au bout des doigts (Le Monde)


La tournée française du pianiste américain passait, samedi 31 janvier, par Strasbourg

Mine de rien, le son des gares a changé. C’est en traversant celle de Strasbourg, à la recherche de la Cité de la musique, que surgit cette évidence. Des pianos sont mis en libre accès dans une centaine de halls par la SNCF. Ni tag, ni vandalisme, ils semblent intouchables.

Sans course à la performance, on entend toujours de beaux moments. Comme Anne Queffélec, nombre de musiciens s’y arrêtent et jouent pour le plaisir. Brad Mehldau ? On n’en sait rien.



Concert de Brad Mehldau en piano solo, à l’auditorium de la Cité de la musique et de la danse, samedi 31 janvier. Evénement rare.

Soixante-quinze minutes de musique, rappel compris (le Don’t Think Twice, It’s All Right, de Bob Dylan, traité avec une sorte d’emportement contrôlé). Un second rappel réclamé neuf minutes durant, en vain, par un public emballé. A quoi bon ? Pourquoi prolonger un exercice achevé dans la perfection ?

Avec ce qu’exige – tendons, musculature, poignets – un tel niveau d’énergie chez Brad Mehldau, aux airs de jeune homme fragile. Il commence par deux pièces personnelles (Old West, After Bach D Minor), glisse sur une ballade chaloupée (Valsa Brasileira, de Chico Buarque) et s’envole vers le répertoire de son temps. On n’en est plus tout de même à frémir qu’il reprenne des chansons de Radiohead ou de Björk... On serait plutôt tenté d’établir la liste des pianistes actuels qui ne le font pas.

Depuis le milieu des années 1990, le pianiste américain (Jacksonville, 1970) s’est imposé par ses brillantes prestations en trio. Ou encore ses dialogues – notamment avec Joshua Redman, ténor sax, ou son interlocuteur électro, Mark Guiliana (Mehliana). En quartet, tel le Live at Birdland mémorable, publié en 2011, la formule est à tous égards exceptionnelle : Lee Konitz (l’altiste historique), Charlie Haden et Paul Motian (contrebasse et batterie, tous deux disparus, soit une des rythmiques les plus élastiques de ce temps).

Poésie amoureuse

En solo, en grande salle, devant un Steinway type D (« Grand Concert »), un récital de Brad Mehldau purement acoustique est un moment précieux. C’est vrai des concerts de Fred Hersch, un de ses maîtres, d’Enrico Pieranunzi, de Martial Solal ou de Keith Jarrett. La performance a ses buttes témoin (Duke Ellington, Thelonious Monk, Charles Mingus, Bill Evans, très récemment, Paul Bley). Même si elle reste la tentation majeure chez les pianistes, elle exige énormément de concentration, de personnalité, d’énergie et ne supporte ni narcissisme ni bavardage. Mais, par l’ampleur et l’idée moderne d’improvisation qu’il implique, le solo relève autant du récital classique que des formes fondatrices du jazz : James P. Johnson ou Art Tatum ? Le solo était leur ordinaire.

En version moderne, il met en jeu la culture musicale de son auteur et ne se distingue de telle ou telle prestation contemporaine que par le toucher, la scansion et le phrasé. Ce que met en scène Brad Mehldau, sa gestuelle même, ses décalages harmoniques, l’indépendance des mains, la saturation de l’espace sonore, ses motifs répétitifs, tout pourrait relever d’un récital prémédité ou écrit. Sa formation et sa culture classique sont à toute épreuve. Seul, pourtant, un pianiste de « jazz » peut signer de tels accents et cette diction.

C’est au milieu de sa dernière pièce, And I Love Her (Lennon et McCartney), que revient soudain une date. A quoi fait penser la musique, tout de même ? Surtout en concert purement acoustique, dont on notera, sur une échelle de 1 à 8, que le niveau de tousseurs reste proche de 1, celui des smartphones, tablettes, télescopes et caméras, pas loin de zéro, chère Alsace... La date qui revient au beau milieu du And I Love Her traité avec légèreté et certaine expression bluesy ? Lors du très fondateur Facing You de Keith Jarrett en solo (ECM, 1971), voici plus de quarante ans, Brad Mehldau avait moins de douze mois. Et à peine trois ans au moment des Solo Concerts de Bremen et Lausanne. Le temps, il faut faire avec. Le temps et le fait que, avec le temps, toutes les musiques gardent de plus en plus de traces enregistrées d’elles-mêmes.

Ici prennent leur plein sens la singularité de Brad Mehldau et sa poésie amoureuse aux accents si secrets. A la véritable fin de son seul rappel dont il ne démordra pas, grâces lui en soient rendues, il libère, en style de paraphe léger, une descente mineure de main droite aux inflexions ostensiblement marquées par le blues. Que les choses soient claires.

Francis Marmande Le Monde du 3 février 2015


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