mercredi 17 juin 2015

Hommage à Ornette Coleman, maître artificier du free jazz (L'humanité)



"Ornette Coleman est un des plus grands innovateurs modernes", nous confiait Max Roach en 1985, peu après son concert pour Nelson Mandela à la Fête de l’Humanité. Epopée de l’insoumis, mort le 11 juin.

Fara C. L'Humanité, le 16 juin 2015
  
Dès la fin des années 1950, Ornette Coleman a révolutionné non seulement le jazz, mais toute la musique, avec entre autres un album brandissant son titre à la façon d’un slogan, « Free Jazz » (1960). Le saxophoniste et (dé)compositeur majeur, qui s’est éteint à l'âge de 85 ans jeudi 11 juin à New York suite à une crise cardiaque, laisse un long cortège d’orphelins, bien qu’il demeurât toute sa vie à la marge du système.



Sa carrière semble avoir été placée sous le sceau du paradoxe, avec le même mélange de gravité et d’espièglerie qui anime nombre de ses compositions. Vilipendé par une certaine critique que la simple idée de révolution rend frigide, Ornette compte, parmi ses fervents admirateurs, d’immenses artistes relevant d’esthétiques les plus diverses – de Lou Reed au saxophoniste novateur John Zorn, de Yoko Ono à Thurston Moore (du groupe rock Sonic Youth), de Sting à Woody Allen, en passant par l’émérite guitariste Pat Metheny… Sans oublier notre poète national, Claude Nougaro. L’auteur et interprète toulousain a fait appel au musicien texan pour sa chanson « Gloria » (dans « Femmes et famines », 1976). On y perçoit le saxophone alto, comme lointain, insolite, ne se laissant véritablement entendre et aimer que par les mélomanes sans œillères.

- The Ornette Coleman Double Quartet – « Free Jazz »


Au fil du temps, Ornette Coleman a collaboré avec les plus fins limiers de l’expérimentation, Don Cherry, Charlie Haden, Paul Bley, Eric Dolphy, ou encore James Blood Ulmer, Jamaaladeen Tacuma, Pat Metheny, la pianiste Geri Allen... Dans l’émission d’Alex Dutilh sur France Musique, disponible en replay, une séquence nous fait entendre Sonny Rollins qui, pour le concert anniversaire de ses 80 ans en 2010, a invité Ornette Coleman. A la fin des quasi treize minutes de cet exceptionnel tandem musical, le « Saxophone Colossus » lance à Ornette, son aîné de six mois seulement : « You are the one, you are the one ! », que l’on pourrait traduire par « tu es l’unique, le seul ». Le public ovationne la bouleversante accolade scénique de deux humbles génies…

Né le 9 mars 1930 à Fort Worth (Texas) dans une famille pauvre, Randolph Denard Ornette Coleman perd son père alors qu’il a à peine sept ans. Pour ses treize ans, sa mère lui réserve une surprise. Elle lui dit d’aller voir sous le lit. L’adolescent y découvre un saxophone. D’un tempérament réservé, Ornette Coleman ne se plaint pas, il faut lui poser la question sur le racisme particulièrement enraciné dans le Sud des Etats-Unis à l’époque de son enfance, pour que, six décennies plus tard, en 1992, il nous réponde, d’une voix douce, dénuée de la moindre rancune : « La politique ségrégationniste nous maintenait dans une précarité matérielle et morale qu’elle prétendait fatale, pour se dédouaner de sa responsabilité, pourtant flagrante. Elle visait à nous confisquer notre dignité, à briser notre aptitude à penser. C’est peut-être ce qui a conduit des personnes comme John Coltrane, Sonny Rollins et moi-même, à nous intéresser à la philosophie ».

- Sonny Rollins & Ornette Coleman – « Sonnymoon For Two (Live 2010) », de l’album de Sonny Rollins, « Free Jazz, vol. 2 »


Timide, profondément pacifiste, l’empêcheur de tourner en rond exprimait son insoumission moins par des déclarations verbales que sur le terrain même de son art : par une remise en cause radicale de l’ordre musical établi et de la suprématie théorique occidentale. Son saxophone ayant été à plusieurs reprises brutalisé par des sectaires que scandalisaient ses investigations visionnaires, Ornette l’a, un jour, recouvert de plastique blanc. Ce qui provoqua une polémique supplémentaires, certains détracteurs s’imaginant qu’il jouait – sacrilège ! – sur un instrument en plastique.

Ses disques, à l’instar de ses concerts, sont bel et bien des manifestes. Leurs titres parlent d’eux-mêmes : par exemple, en 1958 « Something Else!!!! » (« Quelque chose d’autre », formulé avec quatre points d’exclamation) ; en 1959 « Tomorrow Is the Question! » (« Demain est la question ») et « The Shape of Jazz to Come » (« La forme du jazz à venir », opus qui inaugure la collaboration avec le label Atlantic et qui recèle la perle « Lonely Woman ») et « Change of the Century » (« Changement du siècle ») ; en 1960 « This Is Our Music » (« Ceci est notre musique », énoncé avec une autorité qu’aucune intelligentsia ne saurait chicaner) et « Free Jazz ». Cette série ininterrompue de publications, catapultées en l’espace de trois ans, tire à boulets rouges sur l’académisme. Ornette, nourri de la révolution menée par Charlie Parker et Dizzy Gillespie, semble penser que le be bop est sur le point d’être récupéré à son tour. Pour lui, il est temps de dresser les barricades du free.

Son album-manifeste, « Free Jazz : A Collective Improvisation » (connu sous la simple appellation « Free Jazz »), arbore, sur la pochette, une toile de Jackson Pollock. L’enregistrement a lieu le 21 décembre 1960 selon une formule édifiante, un double quartette. D’une part, Ornette Coleman, le trompettiste Don Cherry (père de la chanteuse Neneh), Scott LaFaro (contrebasse) et Billy Higgins (batterie), et, d’autre part, Eric Dolphy (clarinette basse), Freddie Hubbard (trompette), Charlie Haden (contrebasse) et Ed Blackwell (batterie) forment cet aréopage d’avant-gardistes. Sur le CD, on distingue les deux groupes grâce à la stéréo (l’un dans le canal de droite et le second, à gauche). L’harmonie y est résolument disloquée, l’improvisation s’affranchit des grilles d’accords, les discours s’entrecroisent, il en résulte une sorte d’atonalité. Une jouissance de la dissonance, une insurrection empreinte d’allégresse.


- Ornette Coleman – « Lonely Woman », de l’album « The Shape of Jazz to Come »



Sur TSF Jazz, le 16 juin à 21 heures, Jean-Charles Doukhan diffusera, dans le cadre de son émission Jazzlive, des pièces de l’album « At the Golden Circle – Stockholm » (sorti sur le prestigieux label Blue Note), fruit d’une captation de concert en 1965 dans la capitale suédoise, du trio avec David Izenzon (contrebasse) et Charles Moffett (batterie). Cela vaut vraiment le coup d’y prêter une oreille attentive. Ces deux jazzmen n’ont pas la notoriété d’autres complices d’Ornette. Mais ils ont pigé l’approche du maître artificier et concourent brillamment aux étincelles qui illuminent l’enregistrement. Les albums les plus fulgurants de l’infatigable investigateur remontent aux décennies 1950 et 1960. Il importe de citer « Skies of America » (1972), premier enregistrement du leader avec un orchestre symphonique (le London Symphony Orchestra, sous la direction de David Measham). Hélas, Ornette Coleman ne s’est pas vu accorder les conditions souhaitées pour faire jouer sa partition d’origine – probablement jugée trop complexe. Néanmoins, le résultat s’avère fort intéressant.


Cette posture d’émancipation est portée par un concept complexe qu’Ornette Coleman baptise « harmolodie ». « Plus qu’une théorie, il s’agit d’une philosophie », souligne ce dernier lors de notre interview en 1987. Il poursuit son explication : « L’harmolodie fait intervenir l’harmonie, la mélodie, le rythme, tout en accordant une place particulière à la transposition des jeux des intervenants en différentes gammes, de sorte que chaque musicien puisse mener son propre propos, mais en restant en interaction avec le groupe ». Son fils, Denardo Coleman, précise : « Le défi de l’harmolodie, c’est de développer ta propre parole le plus librement possible, tout en participant au son global. La transposition instantanée permet cela. En tant qu’individu, tu n’es pas enfermé dans un rôle et, en même temps, tu contribues au discours collectif ».

Né en 1956, Denardo a eu tôt une batterie et s’est produit pour la première fois sur un disque de son père (« The Empty Foxhole », 1966), alors qu’il avait à peine onze ans. Sa mère Jane Cortez, fameuse poétesse, est décédée en 2012. Dans la décennie soixante-dix, il rejoint le groupe de son père, Prime Time. Son activité de musicien sera toujours doublée d’un travail de producteur discographique au service de ses deux parents. « Je dois beaucoup à Denardo, insistait Ornette. Je me sens en osmose avec lui quand il est à la batterie. Et, comme manager, il me protège des pressions du showbusiness ».


- Ornette Coleman – « Once Only » de l’album « Grammar Sounds »



Ornette est allé à la rencontre d’autres cultures. Au Maroc, où il a improvisé une session avec des musiciens traditionnels, qui apparaissent dans le disque « Dancing in Your Head » (1976) sous le nom des Master Musicians of Jajouka, membres d’une confrérie d’obédience soufie. Les ancestrales mélopées des musiciens du Rif et l’acidité de la séculaire ghaïta (sorte de hautbois) invitent à des noces inattendues, stupéfiantes, avec les déflagrations incantatoires du saxophone ornettien.

Jazz Magazine consacrera un dossier spécial à Ornette Coleman dans son numéro à paraître fin octobre, avec une interview de Pat Metheny forcément enrichissante. L’érudit guitariste, ancré dans le jazz, mais ouvert à d’autres influences (pop, folk…), s’est pris de passion pour la musique d’Ornette et a enregistré avec lui l’essentiel opus « Song X » (1985). Dans un autre album remarquable, moins connu, « Grammar Sounds » (2006), enregistré en 2005 lors d’un concert en Allemagne, le saxophoniste iconoclaste troque parfois son instrument, comme il le fait depuis ses débuts, contre une trompette et un violon, en mettant là aussi les codes au placard. Entouré de Denardo Coleman à la batterie et de deux contrebasses (Gregory Cohen, Tony Flanagan), il présente ce nouveau quartette et un répertoire tout aussi neuf, à l’exception de la version de plus de dix minutes de « Song X ». Il nous fait offrande d’un flamboiement qu’attisent ici et là des braises de blues. L’abstraction lyrique d’Ornette atteint ici des cimes. Un an plus tard, le pionnier sera enfin récompensé d’un Grammy Award pour l’ensemble de son œuvre.

Un surprenant épisode se produisit en été 1996. Lors son concert avec le pianiste Joachim Kühn à la Cité de la musique, Ornette Coleman, féru de philosophie, invita sur scène Jacques Derrida, qui s’envola dans une réflexion sur l’improvisation. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque de spectateurs s’écrièrent, en direction du philosophe : « Casse-toi ! ». On pouvait s’interroger, alors, sur la venue de ces individus bornés à une prestation scénique du catalyseur du free jazz. Il est vrai qu’Ornette n’avait pas jugé utile de présenter Derrida, star aux Etats-Unis qu’il croyait aussi renommé en France. Plus tard, il nous souffla : « Pour moi, c’est comme si j’avais dû présenter John Coltrane. Je croyais que le public connaissait Derrida ». Si l’exposé de Derrida avait ennuyé ou agacé certains, je garde pour ma part un souvenir ému de cet épisode exceptionnel de philosofree…


- Pat Metheny & Ornette Coleman - Song X:





La même année, Joachim Kühn avait prodigué l’eau vive de son lyrisme et sa science de l’improvisation dans un enregistrement en duo avec le géant (« Colors »), sur le label d’Ornette, Harmolodic. Un entretien avec le pianiste allemand figure dans le captivant livre de Jean-Louis Lemarchand, « Paroles de Jazz » (Editions Alter Ego, 2014). L’auteur y a également intégré une interview avec Ornette, réalisée en 2006. Il demandait notamment au poète de l’abstraction sonore s’il continuait de se battre pour ses idées. La réponse fut claire : « Vous connaissez quelqu'un qui ne doive pas continuer à se battre ? »

Des coups, le franc-tireur du free jazz en a pris. Dès ses premières tentatives d’émancipation, il a été humilié, frappé, moqué. Dans le « Dictionnaire du jazz » (Chez Robert Laffont), Francis Marmande a signé, de sa plume harmolodique, un texte magnifique. « En scène, Ornette Coleman paraît gêné comme un adolescent, il connaît parfaitement sa capacité d’invention (…), mais il semble toujours le premier surpris que sa musique dérange à ce point ». Dents cassées, saxophone malmené, sifflets, huées… L’insoumission d’Ornette Coleman à la norme en a fait sortir plus d’un de ses gonds – journalistes, professionnels de la musique, spectateurs… On peut lire ici ou là que le légendaire batteur et activiste Max Roach l’aurait pris à partie, à la fin des années 1950. Où est la vérité ? En 1985, Max Roach nous déclarait, peu après son mémorable concert pour Nelson Mandela à la Fête de l’Humanité : « Ornette Coleman est un des plus grands innovateurs modernes ».

    A écouter

Le 16 juin, 21 heures, sur TSF Jazz, émission « Jazzlive » de Jean-Charles Doukhan ; au programme : Ornette Coleman en trio avec David Izenzon (contrebasse) et Charles Moffett (batterie), extraits de « At the Golden Circle – Stockholm » (Blue Note 1965)

En replay :
L’hommage d’Alex Dutilh, dans « Open Jazz » sur France Musique (disponible jusqu’au 7 mars 2018)

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Fara C dans l'Humanité du 16 juin 2015


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