vendredi 7 août 2015

Fenêtre sur les Doors (Libération)



 

 «Feast of Friends» est l’unique documentaire réalisé sur les Doors et autoproduit. Une pépite dont l’image et le son viennent d’être restaurés.




La légende raconte que quelques jours avant sa mort par overdose à Paris, le 3 juillet 1971, Jim Morrison range dans un vieux sac en papier une bobine de film dans l’appartement d’une connaissance. Elle suivra ensuite maintes pérégrinations, notamment un parcours du combattant judiciaire, et sera l’objet de disputes quant à son sort. En décembre 2014, après avoir alimenté mille fables, cette pellicule sort au grand jour, reliftée, restaurée en haute définition, réétalonnée et avec une bande-son remasterisée par Bruce Botnick.

Ce film de tout juste 40 minutes est un objet indéfinissable de l’univers déjà déjanté des Doors, et acquiert automatiquement une valeur intrinsèque de document : c’est la première (et l’unique) matière filmique produite et réalisée sur et par le groupe de rock psychédélique californien. D’autres documentaires ont plu, notamment le biopic signé Oliver Stone en 1991, mais rien qui provienne de la main et de l’inspiration des membres du quartet.

Arriflex 16 mm. Sa genèse a quelque chose de fortuit. Au printemps 1968, le groupe prépare son troisième album, Waiting for the Sun ; Jim Morrison et Ray Manzarek côtoient alors assidûment le photographe Paul Ferrara, avec qui ils s’étaient liés d’amitié lorsqu’ils étudiaient à l’école de cinéma de l’UCLA (Los Angeles). Entre la mi-avril et septembre, Ferrara accompagne le groupe en tournée. Une odyssée un peu déglinguée à travers neuf Etats et une vingtaine de villes, de LA à Chicago. Equipé d’une caméra Arriflex 16 mm, Ferrara filmera une trentaine d’heures de rushs ; son acolyte Babe Hill se chargera, lui, de la prise de son, avec un enregistreur rudimentaire expliquant en bonne partie les difficultés techniques ultérieures.

Le montage sera réalisé l’année suivante par Frank Lisciandro, issu du même groupe de copains, mais c’est Jim Morrison qui aura la main sur le résultat final. D’un bout à l’autre, ce document déroute. Cela commence au Seattle Centre Memorial, le 12 juillet, une voix inconnue annonce que douze innocents ont été tués au Vietnam, les musiciens défilent de dos, un silence accompagne la séquence avant qu’elle soit «habillée» par l’Adagio en sol mineur d’Albinoni.

Brusque changement de séquence. Sur Moonlight Drive, au gré d’un fondu d’images de plusieurs concerts, Morrison s’entretient avec le pasteur protestant Stiegemeier, conquis, qui lui fait part du caractère «mystique» de leurs shows. D’autres moments s’ensuivent, se juxtaposent, s’entrechoquent : un atterrissage d’avion, une impro du guitariste Robby Krieger, une ode au piano de Morrison à Nietzsche et une kyrielle de gros plans captés en plein concert : membres du groupe au regard halluciné, «fans» subjugués, emportés. Feast of Friends est un kaléidoscope de séquences n’obéissant à aucune structure, aucun ordre, aucun souci de cohérence. Pas l’ombre d’un scénario, d’une histoire, d’informations biographiques, ni même d’une interview. Un collage impressionniste où on sent bien que le groupe a tenu à brouiller les pistes, à épaissir son mystère plutôt qu’à le dissiper. Une errance en quête de moments de vérité, dans le style de ce que certains cherchaient à faire à l’époque - c’est aussi en 1968 que John Cassavetes réalise Faces -, Densmore, Morrison, Manzarek et Krieger sont constamment filmés dans une action spontanée, on navigue dans leurs à-côtés comme si ceux-ci devaient nous révéler leur être.

C’est un «documentaire poétique», disait Morrison. Une expérimentation qu’il définissait comme une chose «disloquée et évocatrice» : «Je ne peux pas en dire grand-chose, parce que nous ne sommes pas réellement en train de faire ce film ; ce serait davantage le film qui est en train de se faire tout seul.» Il faut pourtant croire que ce documentaire inédit n’avait pas envie d’aller au bout de lui-même car, en cours de montage, il s’est automutilé. Comme l’a dit récemment Krieger, «l’idée initiale était de monter un 90 minutes. Je ne sais pas ce qui s’est passé, si on s’est ennuyé ou pas […]. Le fait est que jamais on ne l’a considéré achevé et que jamais on ne l’a lancé en salle». Même si, finalement, il avait tout de même été présenté dans des festivals. Le même Krieger insiste sur l’authenticité, voire sur une certaine innocence, qui se dégagerait de ce document, à la différence des divers documentaires réalisés sur les Doors, lesquels, selon lui, auraient exagéré la folie autodestructrice et le narcissisme outrancier d’un Morrison dévoré par les drogues. «C’était un chouette gars, le plus souvent plaisant, qui devenait un vrai con lorsqu’il se saoulait.» En somme, tout ne gravitait pas autant qu’on a pu le dire autour de la figure romantique de «Jim».

Improvisation. Cependant, force est de constater l’empreinte dominante du chanteur. Le voici qui console une fan agressée en lui caressant les cheveux. Ou, dans toutes les séquences, morne ou possédé, au centre de l’action, dans un bus ou en backstage. Le voici, surtout, en concert, agonisant à son micro en figure christique, se roulant au sol, objet de convulsions, comme en transe ; lui, toujours, qui provoque bagarres, émeutes, mouvements de foule, entouré d’un cordon d’agents de l’ordre à l’affût de la moindre nouvelle provocation du «Lézard».

«Avec lui, a récemment confirmé Krieger, on ne savait jamais ce qui allait se passer ; il se livrait à des exercices d’improvisation et, nous, on essayait de l’imiter ; ce n’était pas toujours facile.» Outre les récurrentes images de ciels introduisant une atmosphère mystique, la dernière scène est la meilleure preuve que cet autoportrait porte surtout la patte de Morrison : avec un groupe d’amis, les musiciens naviguent au large d’Hawaï, décontractés, hédonistes ; pendant que «Jim», à l’écart, regard héraldique, semble contempler un impossible lointain. L’année suivante, en mars 1969, Morrison sera interpellé à Miami  pour s’être exhibé «de façon indécente» sur scène. La légende noire est un fleuve sans retour…

François MUSSEAU Libération le 31 juillet 2015

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