mercredi 18 novembre 2015

Hubert-Félix Thiéfaine, compagnon de la chanson (Libération)



Lettre affectueuse à un chanteur camarade, comme une remontée des fleuves communément dévalés.




Où êtes-vous Monsieur Thiéfaine, vous qui remontez «le fleuve au-delà des rapides, au-delà des falaises accrochées dans le vide» (Stratégie de l’inespoir, 2014) ? Etes-vous quelque part dans votre tanière du Jura, entre clairière et sommière, en train de remonter le noir cours de la Clauge qui serpente en forêt de Chaux ? Ou bien sur l’une de ces aires d’autoroute où vous avez passé une grande partie de votre vie en chantant «Mais je remonte mon col, j’appuie sur le starter. Et je vais voir ailleurs, encore plus loin ailleurs…» (Soleil cherche futur, 1982) ?

Il y a un bail, on vous avait entraperçu à une fête du PSU, façon combi VW et gros ballons jaunes Atomkraft nein danke, dont vous n’avez pas gardé le souvenir précis. C’était déjà l’époque de l’inoxydable Fille du coupeur de joint et de la «Cancan cancoillotte, c’est un mets bien franc-comtois» (1978). La vie était bigarrée comme un pull de Julos Beaucarne.

Vous voilà, ce soir, dans l’un de ces hôtels chics et désincarnés de l’ouest parisien où les gros chéquiers parlent fort à leur cour. On a tourné la page d’un siècle, deux tours se sont écroulées à New York, la rue appartient au flash-ball et au CAC 40, des hommes en égorgent d’autres au nom de Dieu. Dieu, dont vous disiez en 1980 : «Si j’étais Dieu, je ne croirais pas en moi… Si j’étais moi, je me méfierais…»

Trente-cinq ans ont passé, dix-sept albums studio (sans compter le coffret collector Stratégie de l’inespoir sorti en octobre), une flopée de disques d’or, deux victoires de la musique en 2012, des dizaines de tournées, un concert avec l’orchestre symphonique de Radio France, et un public fidèle qui a vieilli avec vous mais dont les enfants chaloupent aussi au Palais des sports sur Des adieux alors que vous êtes seul à la guitare, au troisième rappel. Vous êtes une drôle de valeur sûre Monsieur Thiéfaine, un peu comme un vieux Gaffiot (vous aimez le latin et le grec) que l’on aurait recouvert avec une BD fantasmagorique de Druillet, un Rimbaud en Pléiade tout écorné et déchiré par les hyènes de Harar.

Ce soir, vous êtes presque aphone. Angine blanche. Boîte ronde de pastilles Euphon, «surtout pas de miel-citron, c’est acide», dites-vous en touchant à peine à la bavette aux échalotes. Veste noire, écharpe noire, lunettes légèrement teintées, vous ressemblez à l’un de ces vieux pions que l’on dirait tout droit sorti du Petit chose. Ou du petit séminaire où vous avez passé quatre ans après avoir fui l’école des coups de trique. Résilience zéro : «On n’oublie jamais nos secrets d’enfant, on n’oublie jamais nos violents tourments, l’instituteur qui nous coursait, sa blouse tachée de sang.» Les curetons ont du bon quand ils ne vous forcent pas à croire en Dieu mais vous laissent jouer votre propre partition : «J’avais une jolie voix de soprano. Pendant quatre ans, j’ai balancé entre le chant grégorien et les yéyés.» Ce sera finalement Merda, zuta twist, premier tube dans les murs du pensionnat où vous vous gavez des Chaussettes noires, écrivez des poèmes après avoir goûté à François Villon. A 16 ans, vous fumez des Boyards maïs - comme Sartre - en vous essayant au théâtre, au roman, à la photo. «J’avais besoin d’exprimer quelque chose. Je me sentais un peu albatros, extérieur au monde.» Déjà sur le bas-côté, jamais dans la file, hein ? Vous avez 20 ans en Mai 1968 et appartenez aux 3% de fils de prolos qui vont à la fac. «C’était une révolte de fils de bourgeois. A l’époque, on me disait : "T’es un révolté, pas un révolutionnaire." Les révolutionnaires ne sont pas allés très loin.» Quand on prononce le mot politique, votre fourchette cale sur la bavette : «J’ai passé une grande partie de ma vie sans voter. Mais je connais quand même l’histoire. Il a suffi de cinq ans à Hitler pour démarrer à 3% et devenir chancelier. Maintenant, souvent, je vote blanc.» Rideau sur l’air de Médiocratie : «Médiocratie… médiacrité ! Frères humains, dans nos quartiers ça manque un peu d’humanité

Vous avez beaucoup aimé Paris où la Cinémathèque vous servait de chambre à coucher et les tickets de métro de carnet de notes quand en 1973, vous décidez de vous consacrer uniquement à la musique «à la vie, à la mort». «J’écrivais beaucoup mais je jetais deux chansons sur trois.» Vous levez les yeux au ciel quand on vous demande comment vient une chanson : «C’est un grand mystère. Je tombe amoureux d’un mot, d’un décor. C’est du texte automatique dont on va tirer un fil. A chaque fois, on va à la pêche de soi-même, on ramène des trucs de l’inconscient.»

Au début des années 80, quand vous commencez «à toucher des droits d’auteur intéressants», vous vous allongez sur le divan. «La psy m’a fait faire de beaux albums.» Mais le «black dog» rôde toujours. Trop de tournées, trop de deuils, trop d’addictions. «Je pouvais rester quatre jours dans une piaule d’hôtel à picoler. J’étais l’ivrogne qui titubait dans une autre vie.» Avant de frôler la mort : burn-out en 2008. Deux ans de convalescence. «J’ai décidé d’en sortir pour mes proches.»

Le «black dog» n’est pas mort, il rôde encore les vingt premières minutes de chaque matin avant d’être noyé par un litre de café. «Mais j’ai compris la phrase de Camus : "Il faut imaginer Sisyphe heureux." C’est-à-dire que tout est absurde mais qu’il faut faire avec. Pendant que le caillou roule, on peut rêver, faire l’amour». Vous qui avez milité pour les Fastes de la solitude (2001), défendez aujourd’hui la Stratégie de l’inespoir, un mot que vous avez exhumé du lexique verlainien pour chanter : «J’ai trop longtemps cherché mes visions dans les flammes, je veux brûler pour toi petite, je veux brûler pour toi.» Vous dites que «l’espoir, le plaisir sont des carottes qui passent, que la souffrance revient vite. L’inespoir, c’est ni l’espoir, ni le désespoir. Ça correspond à la drédamatisation de soi-même».

On vous a quitté dans la nuit bruineuse, vous excusant de n’avoir plus de voix. Le lendemain, vous êtes au Palais des sports de Paris, «remontant le fleuve» de votre timbre retrouvé, flamboyant, rugissant devant une salle qui scande vos chansons. «En 1982, après le succès de Lorelei Sebasto Cha, on m’a proposé de "prendre le pouvoir". J’ai arrêté la tournée deux ans pour voir ce qu’impliquait ce genre de réflexion. J’ai dit : "Si le pouvoir, c’est rendre heureux le spectateur durant deux heures, je le prends."» Sur scène, vous êtes désormais accompagné de votre fils Lucas, 22 ans, qui a coréalisé Stratégie de l’inespoir que vous interprétez dans un face-à-face jubilatoire. «Etre père, c’est avoir conscience de ses faiblesses, pouvoir les faire comprendre à ses enfants et s’en excuser. Ça s’appelle l’amour.»

21 juillet 1948 Naissance à Dole (Jura). 1978 Premier album, Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir… 2012 Deux Victoires de la musique. 2015 Coffret collector de Stratégie de l’inespoir.

Jacky Durand Libération du 9 novembre 2015

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