mercredi 2 mars 2016

Billie Holiday : l'éternelle insoumise aurait cent ans (Télérama)



Fière Lady, rebelle et sulfureuse, Billie Holiday a brûlé par les deux bouts sa courte vie, débutée en 1915. Sa musique était un cri, surgi d'une enfance écorchée et de sa lutte acharnée contre le racisme. A l'occasion du centenaire de sa naissance, sort une version intégrale des sessions d'enregistrement de "Lady In Satin", son chef-d'œuvre ultime
.

New York, 1939. Le public du Cafe Society, à Greenwich Village, est plongé dans l'obscurité. Le projecteur cadre le seul visage de Billie Holiday. Elle reste immobile. Alors s'élève cette voix douloureuse qui chante les corps noirs balancés dans la brise sur les arbres du Sud, ces étranges fruits pendus aux peupliers, yeux exorbités et bouche tordue. Les corbeaux les déchirent ; le soleil pourrit cette amère récolte. « Strange fruit. » Personne, jamais, n'a chanté un lynchage. Le public, Blancs et Noirs mêlés, reste saisi, silencieux. Puis applaudit, se réveillant d'un rêve ambigu de beauté et d'horreur. Billie Holiday n'a pas chanté cette chanson sur un ton de protestation politique ; elle l'a chantée de toute son âme, noire, fière, solidaire.


Protest song


Strange Fruit, qui va changer toute sa carrière, Lady Day ne l'a pas composée. Elle a même hésité à mettre à son répertoire cette chanson écrite par Abel Meeropol, syndicaliste juif et communiste new-yorkais, inspirée de la photo d'un lynchage dans l'Indiana, en 1930. C'est le patron du Cafe Society qui l'a incitée à la chanter, lui qui a ouvert le premier club de jazz « intégré », c'est-à-dire ouvert aux Noirs aussi. Quand elle veut l'enregistrer pour la maison Columbia, qui l'a sous contrat, les responsables, y compris le libéral John H. Hammond, qui l'a produite jusqu'ici, disent non. Elle va donc voir ailleurs : le petit label Commodore, encore une entreprise juive new-yorkaise, sort le disque.

Traquée par le FBI

Elle enregistrera désormais pour lui, puis pour Decca. Dès lors, le FBI voit en elle une subversive, autant dire une communiste, et la traquera sans relâche, la piégeant pour consommation de drogues, lui faisant retirer sa cabaret card, sans laquelle elle ne peut se produire dans les clubs new-yorkais. Lady Day, jusqu'à la fin de sa vie, terminera chacun de ses concerts par Strange Fruit. Rebelle en quelque sorte de naissance ; rebelle surtout en devenant une musicienne de jazz dont l'instrument est la voix.

En 1939, Billie Holiday, 24 ans, est une grande et belle femme à la peau lumineuse, à la bouche charnue, au port de reine, à la voix juvénile. Une femme qui aime s'amuser, boire, danser, s'envoyer en l'air de toutes les façons. Mais elle n'a pas encore touché aux drogues qui s'injectent et accrochent. Elle est attirée par les hommes faibles et brutaux, du type maquereau qui flanque des coups et qu'elle peut mépriser tout en les ayant dans la peau, telle la môme Piaf, à Paris, qui a le même âge. Ce qu'elle aime vraiment, c'est chanter. Elle n'a jamais appris, elle ne sait pas lire une partition ; il lui suffit d'entendre une chanson une fois pour retenir les paroles et en recomposer la mélodie. Elle chante comme elle respire, comme elle aime, comme elle improvise, comme elle vit, comme elle survit à une enfance désastreuse.

Une enfance bordélique


Son autobiographie, qu'un journaliste blanc écrira pour elle, Lady Sings The Blues, commence par ces lignes célèbres : « Maman et papa étaient juste deux gosses quand ils se sont mariés. Il avait 18 ans, elle 16, et moi j'avais 3 ans. » C'est vrai, à ceci près qu'ils ne se sont jamais mariés, que Sadie, la mère, avait 18 ans quand la petite est née, et lui, Clarence, 16, et qu'il s'est fait la malle. Vrai aussi qu'elle a été emprisonnée à 9 ans, internée à 10 chez les sœurs du Bon Berger, violée à 12 ans ; vrai qu'elle a vécu avec sa mère dans un bordel où elles ont fait des passes à 5 dollars le client, puis été emprisonnée à nouveau.

Billie Holiday a échappé à la prostitution et à la délinquance grâce au chant et à une volonté de fer. Elle se produisait dans de petits bars de Harlem où les filles ramassaient, en soulevant leur jupe et sans se servir de leurs mains, les billets de 1 dollar posés sur un coin de table par les clients excités. Elle refusera, elle, toujours de le faire.

L'ange Prez

En 1933, John H. Hammond, rejeton fortuné de la famille Vanderbilt et amateur sagace, l'entend et lui fait enregistrer ses premiers disques. Elle choisit elle-même ses chansons et ce sont de vrais disques de jazz où elle prend son chorus comme les autres instrumentistes, comme Lester Young. Avec ce saxophoniste ténor qui a créé un nouveau style, détendu, souple, bondissant, elle noue une amitié qui vaut mieux que l'amour. C'est lui qui la surnomme Lady Day, et elle l'appelle Prez, car il est le Président, comme il y a le Duke (Ellington) et le Count (Basie) dans l'aristocratie du jazz.

Son modèle à elle est Louis Armstrong, dont elle reprend ce phrasé qui est le jazz même, et sa façon de chanter aussi, courbant les notes pour mieux les faire rebondir sur le temps. Elle chante divinement, cette jeune femme timide dans la vie, hardie sur scène, et qui épouse étroitement la condition humaine dans sa version noire. Beaucoup de ses disques en petite formation, sous son nom ou sous celui du pianiste Teddy Wilson, seront des succès immédiats. Durables aussi. Aujourd'hui encore, ils sont l'affirmation simultanée de la joie de vivre et de la douleur d'aimer.

Clichés racistes

Car la difficulté, avec Billie Holiday, est de la penser en même temps héroïne et victime, femme forte, révoltée, artiste exigeante, et navrante masochiste. Une des chansons qu'elle transfigure, Good Morning Heartache (« Bonjour chagrin d'amour »), reste l'hymne de ses tribulations de femme ; une autre, God bless the Child, dont elle a écrit les paroles, célèbre ironiquement la seule grâce qui vaut, celle d'être né riche. Autre apparition mémorable, dans un court métrage avec Duke Ellington, Symphony In Black : A Rhapsody of Negro Life, elle joue le rôle d'une Noire rouée de coups dans le caniveau par son mac. C'est le rôle de sa vie, plus que celui de la bonne à tout faire qu'elle joue dans New Orleans (1947), avec Louis Armstrong pour partenaire, regrettable comédie hollywoodienne saturée de clichés involontairement racistes.

Cul nu

Billie Holiday, dès ses plus jeunes années, a été ce qu'on appelle race conscious : consciente des rejets, humiliations et privations que lui vaut la couleur de sa peau. Elle ne supporta pas, alors qu'elle était la chanteuse de l'orchestre d'Artie Shaw, le célèbre clarinettiste blanc, d'avoir à emprunter le monte-charge du Waldorf Astoria, où elle se produisait. Et un soir qu'un client protestait après l'avoir entendue chanter Strange Fruit, elle lui tourna le dos sur scène, releva sa jupe et lui montra son cul nu. Scandaleuse, elle l'était simplement parce qu'elle ne se laissait pas faire.

Ce qui ne veut pas dire qu'elle était politisée. Mais elle savait que les Etats prétendument unis ne lui accordaient pas sa place d'artiste. Elle avait eu une amitié, sans doute aussi une aventure sexuelle, avec la téméraire Tallulah Bankhead, fameuse actrice, originaire de l'Alabama ; mais quand celle-ci apprit que Lady Day allait publier une autobiographie, elle chargea son avocat d'obtenir que son nom n'y figure pas. La liberté sexuelle, une liaison avec une femme noire, très bien, à condition de n'en pas parler. Billie, elle, avait un rapport détendu à la sexualité, elle flambait sa liberté au jour le jour.
Descente aux enfers

La drogue fut sa perte, d'autant plus qu'elle la consommait mêlée d'alcool en quantités colossales. Sa voix, de dorée qu'elle était, s'altéra, s'écorcha. Au cours des séances d'enregistrement, elle buvait cul sec une ou deux bouteilles de gin. La dernière session, celle qui devait produire Lady in Satin, avec des cordes somptueusement arrangées par Ray Ellis, tourna au cauchemar. Il manquait une chanson pour compléter l'album, ils allèrent en pleine nuit sur Broadway trouver une partition, elle choisit You've Changed. Ellis, qui ne supportait plus son ébriété, son élocution pâteuse, écrivit l'orchestration sur-le-champ, pour en finir. Lady chanta comme on titube avant de s'écrouler. Mais en écoutant les bandes pour le mixage qu'il répugnait à faire, il se rendit compte qu'elle était totalement bouleversante.

Aujourd'hui encore, les fans de Billie Holiday se divisent au sujet de cet album : dégringolade commerciale pour les uns, chef-d'oeuvre d'émotion nue pour les autres. Françoise Sagan, qui l'avait connue à Chicago en reine de la nuit éméchée et canaille, raconte qu'à Paris, au Mars Club, où Billie Holiday eut, fin 1958, son dernier engagement européen, l'écrivaine comprit en allant l'écouter tous les soirs à quelle immense artiste et quelle femme douloureuse elle avait eu affaire. De retour à New York, Billie Holiday fut arrêtée, hospitalisée d'urgence ; elle mourut, le 17 juillet 1959, dans une chambre gardée par deux flics des stupéfiants. Elle reste par excellence la chanteuse sans qui le jazz ne serait pas le jazz.


Deux regards sur Billie

La musicienne, par Lee Young, batteur, frère de Lester Young : « Si vous écoutez ce que Prez et elle ont fait ensemble, vous comprenez qu'elle était comme un musicien, elle pensait comme un saxophoniste. Elle et Prez se complétaient ; ils étaient comme frère et soeur. Ils s'inspiraient l'un l'autre. Si vous écoutez attentivement, il jouait ce qu'elle chantait, elle chantait ce qu'il jouait. »

La femme, par Jimmy Rowles, pianiste : « Quand je l'ai rencontrée pour la première fois, elle était l'une des plus belles femmes que j'aie jamais vues. Elle était grande, mais elle ne le paraissait pas. Sa peau était sans défaut, comme du satin, comme l'air Satin Doll [de Duke Ellington]. Et elle était très gracieuse. La regarder, c'était comme voir un rêve traverser la chambre, même quand elle sautillait en pantalon. Au petit matin, elle disait "Je veux me changer", et elle mettait un disque pour danser en claquant des doigts. Elle était simplement adorable. »

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire