mardi 12 avril 2016

Débusquer Muddy Waters au fin fond du Mississippi (Télérama)



Un air de plantation, le delta du Mississippi : c'est là que les cadences du blues vont prendre racine. Sur la piste de Muddy Waters, phénomène de la “Great Black Music”.





Les légendes du blues sont fuyantes. Alan Lomax, musicologue fureteur de la bibliothèque du Congrès, en a une nouvelle preuve quand il débarque à Clarksdale, dans le Mississippi, au plus chaud du mois d'août 1941. Depuis le début des années 30, il parcourt le Sud des Etats-Unis – les prisons notamment – pour enregistrer l'expression musicale des Noirs américains.

Cet été-là, il se lance, avec son mini studio mobile et ses disques vierges, sur les traces d'un mythe du delta, le guitariste Robert Johnson dont on dit qu'il a vendu son âme au diable en échange d'un talent de feu. La quête est pénible. Les musiciens de blues sont par nature introuvables. Ils sillonnent inlassablement le pays des plantations, passent d'un bar à l'autre et se réveillent souvent hagards dans les bras d'une inconnue. Les informations, recueillies en bord de route, sont floues, les pistes se croisent et se chevauchent.

Lomax est à la recherche d'une histoire, il va en trouver d'autres : il finit par apprendre que Robert Johnson n'est plus de ce monde, qu'il a passé l'arme à gauche un soir de nouba à Greenwood, victime peut-être du poison versé dans son verre par un mari jaloux. Il découvre aussi que Robert Johnson n'a pas forcément, sur ses terres, la réputation d'un demi-dieu planant très haut au-dessus de ses semblables.


Un jeune costaud des plantations 

Des phénomènes, il y en a d'autres. Et notamment ce jeune costaud qui vit sur la plantation des Stovall, une des familles les plus riches du Sud, à la sortie de la ville. On l'appelle Muddy Waters.

Celui-ci aussi, il faut un moment pour le trouver. Des chemins arides et cahoteux bordent les champs de coton et mènent aux baraques où vivent les ouvriers agricoles. Par bonheur, la cabane de McKinley Morganfield, alias Muddy Waters, sert de buvette et le jeune homme est connu pour l'alcool de contrebande qu'il sert, en fin de journée, accompagné de quelques refrains.

L'arrivée d'Alan Lomax et de son collègue John Work est un choc. Même s'il a déjà eu le temps d'apprendre que les disques ne rapportent pas grand-chose aux bluesmen qui les enregistrent, le jeune Muddy a toujours rêvé de trouver sa place dans un jukebox. L'excitation retombe vite. La promesse qu'on lui fait de graver sa musique pour archives du Congrès ne l'émeut guère. Il finit quand même par jouer, pour quelques dollars, après un bref entretien où il raconte écrire certaines de ses chansons à la demande des propriétaires de la plantation.

A l'heure de l'apéritif, il enregistre Country Blues pour Alan Lomax. Son blues âpre et robuste contraste avec le ton chagrineux de Robert Johnson. « Dans la voix de Robert Johnson, on entend le type broyé par les travaux des champs, écrit Robert Gordon, auteur de plusieurs livres sur le Sud. Dans celle de Muddy, on sent la terre, la poussière, le fracas des outils… »

D’autres l’ont chantée avant lui

Dans les cahiers de Lomax, le morceau s'appelle Country Blues, même si Son House et Robert Johnson l'ont déjà chantée, avant lui, sous d'autres titres (My black mama et Walking Blues). John Work, lui, a noté un autre titre : I feel like going home. Les chansons blues ont des frontières poreuses. Les accords se recoupent, les couplets et les refrains glissent d'un titre à l'autre. Et Country Blues va renaître en I feel like going home, sept ans plus tard à Chicago, lorsque Muddy décroche enfin une chance de faire entendre sa singularité dans une ville dont il écume les bars depuis des années.

Un jour de 1948, il persuade Leonard Chess, producteur du petit label Aristocrat, de le laisser enregistrer quelques morceaux sans orchestre. Le style de Muddy ne ressemble à rien d'autre. Sa musique s'est durcie au contact de la ville, mais il a gardé dans les doigts les cadences du delta. La chanson a changé de peau en gardant sa nature. L'air est le même, les paroles sont différentes. Ce n'est plus le Country Blues dont l'horizon était clos par les champs de coton de Clarksdale, mais l'histoire d'un type pris entre l'élan des jours à venir et le souvenir d'un pays perdu.

I feel like going home est gravée sur un 78 tours Aristocrat. Sur l'autre face I can't be satisfied. Les deux chansons sont déjà enregistrées pour Alan Lomax. Le disque sort le vendredi, son tirage est épuisé avant la fin du week-end. Une histoire est en marche.

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