mercredi 7 décembre 2016

Ibrahim Maalouf, la victoire du métissage (Challenges)

Ibrahim Maalouf







A 36 ans, le trompettiste franco-libanais triomphe. En ouvrant le jazz à tous les univers musicaux.










Un moment magique. A Jazz in Marciac, le 1er août dernier, Ibrahim Maalouf a tenu en haleine les 6 000 spectateurs massés sous le grand chapiteau avec un solo époustouflant de près de dix minutes, dans son morceau fétiche, Beirut. Une improvisation qui a exprimé une profonde tristesse, sa trompette donnant l’impression de pleurer. C’est à l’âge de 12 ans que le jeune Maalouf a composé cette mélodie, après s’être baladé dans les rues de la capitale libanaise, dévastée par la guerre, où il était revenu après son exil en France avec sa famille. Presque un quart de siècle plus tard, le Franco- Libanais, devenu une pop star, a tout donné dans son chorus. A tel point qu’à la fin il a craqué, épuisé par sa tournée triomphale d’une centaine de concerts. Assis, la tête penchée en avant, il a laissé couler quelques larmes. Avant de se ressaisir et de lancer son fidèle guitariste, François Delporte, pour un finale déconcertant : un solo très hard-rock, dans le style de Led Zeppelin. Lorsqu’il a découvert Beyrouth meurtri par les bombes, le jeune Maalouf écoutait ce groupe phare des années 1970 dans son Walkman, ce qui lui a inspiré ce finale tonitruant…


Au festival Jazz à Vienne, en 2016.Ibrahim Maalouf a joué devant 6 000 jeunes avec la Maîtrise de Radio France, un choeur de 180 enfants. Son éclectisme est déconcertant.
A 36 ans, Ibrahim Maalouf triomphe. A la fois chez les amateurs de jazz, à Marciac, les fans de rock au festival des Vieilles Charrues, ou parmi les férus de musique orientale à la Philharmonie, à Paris, où il a rendu hommage, il y a un an, à la chanteuse égyptienne Oum Kalsoum. Le 3 décembre, il donnera, à guichets fermés, un concert au Zénith, dans la capitale, une date ajoutée récemment pour répondre à la demande. Surtout, l’apothéose aura lieu le 14 décembre, à Bercy (AccorHotels Arena), où les 20 000 places se sont arrachées il y a déjà plusieurs mois. Depuis Miles Davis, en 1984, c’est la première fois qu’un musicien de jazz remplit la plus grande salle de France. « Je n’aurais jamais imaginé que je puisse, un jour, jouer ma musique dans ce lieu. C’est un truc de fou », nous confie-t-il.

Maalouf est partout. Le 12 novembre, il se trouvait au côté de la rock star Sting, au Bataclan, pour le concert de réouverture, un an après les attentats. C’est à lui que la ministre Najat Vallaud-Belkacem a demandé d’écrire une chanson en hommage aux victimes des attentats, avec des paroles de son oncle, l’académicien Amin Maalouf, et interprétée par la jeune chanteuse Louane. « C’est un musicien de jazz de son époque, qui a toujours fait en sorte que sa musique soit compréhensible, souligne Sébastien Vidal, directeur des programmes de la radio TSF Jazz. Et il a conquis son public avec lequel il a créé de vrais liens. » Dans le coffret DVD Dix ans de live !, sorti en octobre, on découvre avec quelle facilité Maalouf, seul au piano, arrive à faire chanter des milliers de spectateurs sur la superbe mélodie de Red & Black Light.

Avec Juliette Gréco, pour La Javanaise,à l’Olympia, en 2014. Ibrahim Maalouf décloisonne tous les styles, intimiste ou chargé en décibels.

Son incroyable succès, c’est celui du mélange des genres. « Je fais un jazz très métissé, qui s’inspire du rock, du hip-hop ou de l’électro, souligne- t-il. Ceux qui viennent m’écouter sont ouverts à ce métissage. Je peux leur faire découvrir un morceau classique, inspiré de Chopin, ou les faire chanter en arabe sur Yaala [Bienvenue], joué dans un style hardrock. » Son éclectisme est déconcertant : il a invité la Maîtrise de Radio France, un choeur de 180 enfants, dans ses concerts, enregistré un album détonant avec le rappeur Oxmo Puccino, qui a revisité Alice au pays des merveilles, ou encore présenté une création baroque autour des cantiques de sainte Hildegarde de Bingen, une bénédictine mystique du XIIe siècle…

Maalouf décloisonne vraiment les styles musicaux. Dans sa discographie, on trouve des albums très orientaux (Disporas), jazzy dans le style de Miles Davis (Wind) ou très rock (Illusions). Cela n’a pas toujours été le cas. Apprenant la trompette dès 7 ans avec son père - l’inventeur, dans les années 1960, de la trompette à quatre pistons, dont il est l’un des rares à jouer -, Maalouf a eu une éducation musicale très stricte, autour de la musique arabe classique. « J’ai parfois détesté cet instrument. Je n’aimais pas la façon d’en jouer, beaucoup trop fort », lâche-t-il. Aujourd’hui, il se sent libéré. Et le succès de son métissage musical a une lourde signification : « J’éprouve une satisfaction qui est bien plus que musicale, explique Maalouf. C’est un pied de nez à tous ceux qui pensent que le multiculturalisme est un échec. On sous-estime la capacité d’une culture à se renouveler. Et si on y arrive dans la musique, on doit pouvoir y arriver dans plein d’autres choses. »

Aux Victoires de la musique, en 2014.Formidable machine à créer, il reçoit le prix du Meilleur Album de musiques du monde pour Illusions.
D’autant qu’il a beaucoup souffert des étiquettes. Considéré comme un Libanais en France et comme un Français au Liban, il a subi un certain rejet dans le milieu musical. Classé jazz, il a été très critiqué, parfois violemment, par les puristes, qui le trouvaient trop pop-rock. Lors des Victoires du jazz, en 2013, le trompettiste Médéric Collignon a même craché sur sa photo. Autre anecdote révélatrice : en 2011, à Jazz Marciac, le fondateur et actuel président, Jean-Louis Guilhaumon, est venu voir Maalouf dans sa loge, inquiet. « Ton jazz est très rock and roll. Essaie de ne pas jouer trop fort. » Le trompettiste rapporte la conversation à ses musiciens et leur dit : « Les gars, on ne change rien. On joue à fond, comme d’habitude. » Le soir même, ils vont envoyer les décibels. Le public exulte, le patron du festival est ravi. « Je ne voulais pas faire de compromis avec ma musique », rapporte Maalouf. « Il a réussi à élargir les frontières du jazz pour y entrer », se félicite, de son côté, Sébastien Vidal.

Après le point d’orgue du concert de Bercy, il n’est pas près de s’arrêter. Car cet ovni musical est un hyperactif. Lors de notre interview, à Marciac, il est arrivé en courant, virevoltant de sa loge à la scène. Et à Paris, il reçoit la presse dès 8 heures du matin… Surtout, c’est une formidable machine à créer : albums, compositions pour la danse ou musiques de films - il a écrit la bande originale d’Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert. « J’ai le sentiment d’être prolifique, d’avoir beaucoup de choses à dire, à exprimer », confie le compositeur, qui passe de longues journées dans son studio d’Ivry-sur-Seine. Quatre nouveaux albums sont déjà enregistrés, qui ne demandent qu’à être peaufinés. Et il ne sait pas trop lequel sortir en premier… La folie Maalouf ne fait que commencer.


Thierry Fabre, Challenges, le 26.11.2016

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