samedi 18 mars 2017

Patti Smith, poétesse habitée (La tribune de Genève)



L’artiste nord-américaine jouait ce week-end à l’Alhambra dans le cadre d'Antigel. Critique et interview.


Samedi sur la scène de l’Alhambra, on a d’abord vu arriver un jeune gars. Guitare sous le bras, il s’assied, bredouille quelques mots et accorde son instrument… «Vous êtes impatient?» Il se lève, et s’en va: «On revient tout de suite!» Haussement de sourcils dans la salle. Les travées débordent de monde, les derniers arrivés devront rester debout. Impatient, oui. Antigel, qui organise la soirée et remettra le couvert dimanche avec le même programme, a promis quelque chose d’inédit: Patti Smith, la «marraine du punk», l’icône du rock seventies, revient pour la seconde fois dans le cadre du festival et elle a «carte blanche». Pour lire, raconter ses souvenirs. Et chanter.

Mais la voici qui arrive! Accompagnée du guitariste, qui n’est autre que son fils, Jackson Smith. Ovation. Emotion. La soirée démarre ainsi. Patti Smith lit. Des pages de son cru, Just Kids, paru en 2010. Confession poétique d’une jeunesse dans l’underground new-yorkais: «Cet été où j’ai rencontré Robert Mapplethorpe…» Mapplethorpe, future star de la photographie, celui qui a montré à Patti Smith ce qu’artiste voulait dire. L’exercice est périlleux, qui consiste à parler de soi avant le reste. Mais Patti Smith y est rompue, et évite savamment le monologue embarrassant. Elle s’adresse au public, qui l’écoute.

Elle chante à présent. Le superbe Wing, écrit il y a vingt ans. When Doves Cry, de Prince. Because The Night, puisqu’il faut bien un tube une fois ou l’autre. Et ainsi de suite: lecture, souvenirs, chansons, l’humour en prime.


Le cœur d’une mère

Patti Smith, dont l’écriture, celle des chansons en particulier, a ce soir-là d’autant plus d’impact que la performance est dépouillée. Une, parfois deux guitares, et la voix. Sans son habituelle formation rock, Patti Smith s’impose dans cette veine ancienne, celle des folks singers, des bluesmen chroniquant le monde pour lui donner du sens. Ainsi va l’histoire de cette jeune activiste écrasée par un bulldozer, à Gaza: voilà une chanson pour dire le deuil de ses parents. De ce Peaceable Kingdom, enregistré en 2004, Patti Smith fait le lien avec les militants écologistes bloquant aujourd’hui la construction du pipeline de Standing Rock, dans le Dakota. «Ensemble, on est fort!» Patti Smith, bras levés, capte la foule comme d’autres prêchent.

Il y a quelque chose de précieux, pour ce que la chanteuse porte de l’Histoire. Contestation, poésie rock, mémoire du Summer of Love, Allen Ginsberg rencontré au Chelsea Hôtel – «Vous êtes une fille? – Oui, ça pose un problème? – Vous faisiez un très beau garçon…». Cette culture est vieille de quarante ans, mais éclaire toujours l’actualité.

Il y a l’attitude aussi, cette fierté mêlée d’autodérision. Patti Smith se prend les pieds dans le câble de sa guitare, son fils vient l’aider. Elle soupire: «Il ne me fait pas confiance.» Ajoute: «Que serait le cœur d’une mère sans une petite comédie» Enfin, c’est un parler puissant. Phrasé net, verbe clair, toujours sensé. La même tenue, le même engagement sur scène ou en interview.

Chanson humaniste

Demandez-lui ce qu’elle pense de Trump, de ceux qui dénigrent les artistes, leur refuse toute crédibilité dans le débat politique. Elle répond avec le même aplomb lorsque, à quelques heures du concert, samedi, on la retrouve dans sa loge. «Du temps de George Bush, les artistes, comme les journalistes, avaient peur. Maintenant, c’est différent, nous sommes dans un temps nouveau. Les gens parlent, et veulent faire quelque chose. Oui, les artistes sont importants, parce qu’ils peuvent articuler des idées de manière inspirées. C'est Neil Young qui chantait Ohio en réaction au massacre de l’Université d’Etat de Kent. C’est Only a Pawn in their Game de Bob Dylan durant la lutte pour les droits civiques. Mais ce qui fait que les choses changent, ce sont les gens. Gandhi a fait la différence parce qu’il a inspiré des millions de gens. Si les artistes ont une responsabilité politique, c’est en fait celle de chacun.»

Mais il y a un temps pour chaque chose, poursuit-elle: «Quand je fais quelque chose de simple, comme ce soir, tout doit se porter contre la haine et la stupidité. On pourrait également parler de richesse, de gloire, de Facebook… Mais il y a mieux à faire. Je propose un moment humaniste. Et je ne veux laisser ni Donald Trump ni la situation politique l’envahir. Ce soir, c’est un répit», résume Patti Smith. Qui déclare quant au reste: «Nous savons quoi faire».

Samedi, au terme de cette prestation d’une rare intensité, Patti Smith a conclu en chantant «People have the power, le peuple a le pouvoir, believe it, croyez-le». Puis elle a ouvert une fois encore ses bras, pour faire se lever le public de l’Alhambra, comme un seul homme.

Fabrice Gottraux; La Tribune de Genève le 12.02.2017

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