vendredi 9 juin 2017

Thelonious Monk, un sursaut dans le temps (Libération)

 Thelonious Monk
 Thelonious Monk


Retrouvées par hasard dans des archives, les prises studio pour la BO des «Liaisons dangereuses» de Roger Vadim, en 1960, sortent en coffret. Un trésor d’inédits qui tombe à pic pour célébrer le centenaire de la naissance du pianiste américain au style inimitable.


C’est une histoire qui commence par hasard, comme souvent les grandes découvertes en musique. Début 2014, alors que Fred Thomas est à la recherche de bandes inédites de Barney Wilen, saxophoniste dont il a déjà publié sur son label Sam Records quelques belles faces, il reçoit un coup de fil de Laurent Guenoun. Ce dernier, gardien des archives de Marcel Romano, imprésario et producteur de Wilen, lui annonce qu’il n’a rien trouvé… Enfin, si : des bandes avec pour simple mention : «Thelonious Monk». Ni une ni deux, Fred Thomas prend rendez-vous pour écouter tout ça avec son ingénieur du son, François Lexuan, lui-même à la tête de Saga Records. «Nous pensions que ça pouvait être des copies d’enregistrements existants ou, au mieux, un concert. Peut-être celui que Monk avait donné à Pleyel en 1954. Un examen rapide des boîtes avec des titres de Monk ou de différentes scènes du film de Roger Vadim a permis une lueur d’espoir… Pouvait-il s’agir de la session d’enregistrement pour les Liaisons dangereuses ?» La question fut vite réglée : dès l’écoute de la première des sept bobines, la belle évidence s’imposa. «Tout était là ! Les essais, les discussions, les prises, les moments de silence… La voix de Monk et celle de Marcel Romano. Nous avions le sentiment, quasi jubilatoire, et presque inquiétant, que nous étions avec eux dans la même pièce, cinquante-cinq ans plus tôt au Nola Studios, à New York !»


Bonnes connexions

Retour en 1958, quand Marcel Romano se rend à la Mecque du jazz pour proposer aux Jazz Messengers d’Art Blakey de réaliser la bande-son pour Des femmes disparaissent, second film d’Edouard Molinaro. Quelques mois plus tôt, début décembre 1957, ce jeune producteur français est déjà parvenu à mettre en studio la trompette de Miles Davis sur Ascenseur pour l’échafaud. La suite fait partie de la légende, de la musique comme du cinéma. Toujours est-il que profitant de ces bonnes connexions, il va bientôt suggérer à Roger Vadim le nom d’un camarade rencontré à Paris en 1954 autour d’un narguilé : Thelonious Monk. Sait-on jamais ? Le réalisateur tombeur de ses dames avait déjà associé le Modern Jazz Quartet à un précédent film, justement intitulé Sait-on jamais… Vadim rêve de Monk dans son film, et dans sa BO. «Il est venu chez moi écouter quelques disques Riverside, et en est reparti emballé par la musique de Monk», se souvenait Marcel Romano dans Blue Monk, portrait signé chez Actes Sud par Jacques Ponzio et François Postif. Il fut donc question de faire venir Monk à Paris à l’automne 1958. Sauf qu’avec ce dernier, la concordance des temps n’était pas forcément jouée d’avance. En musique, d’abord. Dans la vie également, puisqu’à cette période, outre des galères de papiers et des problèmes de santé, le pianiste était enfin reconnu à sa juste valeur, après avoir été incompris. Autant dire que les engagements se multipliaient, mais à égalité les problèmes, outre-Atlantique. Résultat : Monk ne fit pas le voyage, et Vadim fit son montage avec certains thèmes de celui dont on fêtera le 10 octobre le centenaire de la naissance - à titre indicatif, juste pour l’écriture de la bande originale. Laquelle devait finalement s’enregistrer à New York en juin 1959, le film devant être livré séance tenante pour le 31 juillet.

La bande le fut un mois plus tard, mais d’originale, il n’était plus vraiment question. Même si, quand on parle de Monk, chaque note est originale par essence. «Romano avait apporté avec lui un script détaillé contenant des timings précis pour chaque scène nécessitant de la musique, et Monk a demandé à voir le film», poursuit François Lexuan. Une projection fut donc organisée le 23 juillet, à partir de laquelle Monk, après quelques jours de réflexion, décida de sélectionner quelques-unes de ses compositions.

Dissonances et silences

Quatre jours plus tard, le 27 juillet, le pianiste allait donc varier les plaisirs autour de son répertoire habituel pour coller à ce qu’il entrevoyait du film : Rhythm-a-Ning, Crepuscule With Nellie, Ba-Lue Bolivar Ba-Lues-Are, Well You Needn’t, Panonica, une impro en solo autour d’un blues, et enfin un gospel, By and By (We’ll Understand It Better), souvenir de ses vertes années, avant même que le natif de Caroline du Nord ne pose les piliers de la révolution bop, au Minton’s Playhouse de Harlem. Au final, il se laissa aller à son inspiration, tombant près de trois heures de musique si l’on en croit Claude Brulé, l’un des coscénaristes. Trente minutes seront utilisées, que l’on redécouvre enfin dans cet album studio de Monk, un double LP sorti pour le Disquaire Day dans un coffret, avec quantité de documents d’époque.

L’histoire pourrait s’arrêter là qu’on en serait déjà tous ravis. Mais le destin voulut que Monk ne croise jamais Vadim, car même lors de l’avant-première du film à New York, il s’était absenté. Comme souvent. Et l’ironie du sort s’acharna : Art Blakey, qui interpréta avec ses Jazz Messengers des musiques «sources» jouées en play-back par l’orchestre qui figure dans le film (dans lequel Blakey n’apparaît pas non plus - c’est compliqué), restera associé pour la postérité à l’adaptation du roman de Pierre Choderlos de Laclos, puisque le disque qui en fut extrait en 1960 sur Fontana fut signé du batteur uniquement.

Monk, bien entendu, n’apparaît pas non plus à l’écran. Et pourtant, à revoir les images, sa présence est constante : dans ses dissonances, dans ses silences, dans ce regard décadré qui fonde toute sa différence, le pianiste offre un contre-champ à ce que le spectateur voit, comme une vision originale qui ouvre d’autres perspectives. Avec cette unique musique de film, il démontre encore une fois une modernité qui échappe à toutes les pesanteurs de l’académisme et qui s’exonère de toutes les lourdeurs des modes de circonstance. Monk fait du Monk. Et c’est déjà plus qu’il n’en faut pour une vie.

Saisir l’instantané

Outre la vertu d’être véritablement inédit, ce recueil ajoute quelques pièces à l’épais dossier de l’auteur de Misterioso. A commencer par Light Blue, que l’on entend pour la première fois enregistré en studio. On en découvre surtout, sur l’ultime face des deux LP, le making-of, quatorze minutes pour un document de travail d’une valeur inestimable. Art Taylor joue juste un motif sur les toms, pour chauffer les peaux, mais Monk le prend direct au bond pour y plaquer l’intro du thème - décalée, ça va sans dire. S’ensuivent de longs échanges, ponctués de quelques saillies du maître de céans - «Bouche-toi les oreilles !» - avant que le batteur ne comprenne vraiment ce que traque le pianiste. Une espèce de contre-temps, un subtil retournement des clichés, une sagacité de saisir l’instantané, une volonté de chercher, creuser une idée, si possible peu admise - toutes marques qui ont fabriqué l’empreinte de Monk.

L’autre surprise est la présence de Barney Wilen, alors jeune ténor tout juste auréolé du prix Django-Reinhardt, aux côtés de Charlie Rouse, le fidèle saxophoniste de Monk. La formule restera sans suite, mais elle permet de remettre à sa juste hauteur le Français, parti alors aux Etats-Unis. «Tout ça se passe en un après-midi, sans même avoir vraiment répété. Et pourtant, Barney s’intègre parfaitement dans le groupe», souligne Fred Thomas. Enfin, cet album permet de remettre au premier plan un personnage oublié des affaires du jazz. Sans Marcel Romano, pas sûr que cette histoire se soit écrite. Pourtant cette mémoire fut rayée des tablettes : il vécut dans la misère avant d’être enterré en 2007 parmi les indigents.

Quant à Monk, l’homme qui s’affichera avec un béret FTP et quelques litres de rouge sur le piano pour Underground, l’une des plus chouettes pochettes de l’histoire du jazz, il vint finalement revoir Paris. Il y joua à l’Olympia en 1961, et plus tard, en 1969, y donnera un récital à Pleyel qui sera l’objet d’un recueil tardif, sorti sous de nombreuses étiquettes. Quinze ans plus tôt, il avait déjà foulé la prestigieuse salle de l’Ouest parisien, à l’occasion du troisième Salon du jazz. Vingt minutes qui étaient depuis elles aussi restées au fond des tiroirs, un grand trou de mémoire parce qu’à l’époque le plus toqué des pianistes, Monk donc, n’était pas encore en odeur de sainteté, hormis chez quelques illuminés et les ultimes surréalistes. Elles vont enfin être éditées, avec une série de solos publiés autrefois chez Swing, eux aussi agrémentés de quelques précieuses secondes où l’on entend Monk, himself, décompter. Mais ça, c’est une autre histoire, à paraître en septembre chez Sony.



Thelonious Monk Les Liaisons Dangereuses 1960 Coffret 2 LP (Sam Records/Saga) / 2 CD Deluxe Edition. A paraître aussi en octobre, l’album en LP simple (Sam Records/Saga).

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Jacques Denis, Libération du 16 mai 2017

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